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En découvrant l'existence avec Yvon Rivard

En découvrant l'existence avec Yvon Rivard
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Yvon Rivard est philosophe, le pressentiez-vous? Mais il ne martèle pas de thèses, et il s’est interdit de choisir un camp entre le foisonnement de l’expérience et la pureté de l’esprit. Celui qui a passé sa vie à faire des allers-retours entre les rangées d’arbres de la forêt et celles des pupitres de sa classe n’est ainsi parvenu à aucun savoir absolu. Ce qu’il nous livre, comme l’écrit Merleau-Ponty à propos de la phénoménologie, ce n’est pas un savoir, «mais son devenir en nous», ni l’absolu, «mais tout au plus une relation absolue entre lui et nous1». Car penser le monde consiste d’abord à revendiquer la grâce d’une certaine ignorance; c’est elle qui relance le mouvement par lequel l’inquiétude et le désir nous consument, nous mettent en marche, et rendent visibles les contours des premières certitudes.

Tout l’itinéraire intellectuel d’Yvon Rivard peut être compris comme la tentative de s’extirper du solipsisme dans lequel il s’était initialement enfermé, afin de retrouver la chair du monde et des êtres. Le jeune écrivain, qui avait cédé à la tentation d’une recherche de symboles abstraits et désincarnés (lieux exotiques, femmes rêvées, forces surnaturelles), qu’il soutenait par un «regard qui embrasse tout sans rien étreindre2», a alors pressenti un immense danger, mais aussi une leçon qu’il médite encore aujourd’hui, quarante ans plus tard: à poursuivre sur la voie de cet idéalisme, il mourrait un jour séparé du monde – ultime souffrance et source de la plus grande des violences – alors que nul ne peut se sauver seul.

Si chacun d’entre nous cherche à élucider, une fois pour toutes, les mystères de l’existence en s’arrachant à la contingence, et si c’est par le travail exigeant de la pensée que nous parviendrons à transformer le monde, il n’est pas moins vrai, comme le rappelle Gaston Miron, que «l’éternité aussi a des racines 3», et qu’il faut donc commencer, pour y parvenir, par poser une question toute simple à cette vie qui bruit partout autour de nous: «Comment et pourquoi se rendre jusqu’à demain?4 » Par des «efforts d’incarnation» auprès des œuvres «les plus lucides et les plus pauvres5», comme celles de Gabrielle Roy, de Jean Bédard ou de Virginia Woolf, Yvon Rivard abandonne ainsi la recherche des essences et entreprend de «recommencer le monde avec un peu de terre, de silence et d’amour6». On ne peut surmonter la détresse humaine, plaide celui qui a lu Hannah Arendt et Hermann Broch, qu’en apprenant à développer une relation de confiance avec le vaste espace du monde, qu’en consentant à l’infini.

Je sais que ces mots font souvent peur, mais c’est par une véritable métaphysique du désir qu’Yvon Rivard parvient à surmonter le péril de la séparation, à nous indiquer ce fameux chemin jusqu’à demain, en réconciliant le moi et le non-moi, le fini et l’infini, la vie et la mort, l’effectif et le possible, le temps et l’éternité. Si la métaphysique, comme il l’écrit, est bel et bien «la recherche de l’unité perdue», ou encore «l’expérience fugitive et intuitive d’un monde indivis7», la quête du sens de cette totalité ne peut alors s’accomplir qu’en dévoilant de proche en proche les relations discrètes ou les tensions dialectiques par lesquelles tous ces pôles s’unissent. En niant l’un ou l’autre des pôles de ces tensions – en oubliant que le moi est relié à autrui et aux bêtes, ou que la mort n’est pas moins la nature que la vie –, l’angoisse nous condamne à la violence et à la destruction.

yvonCol de Roncevaux, Pyrénées­ Atlantiques, 26 septembre 2008 | Courtoisie : Yvon Rivard

Contrairement à Simone Weil, qu’il a lue plus sérieusement que personne et qui soutient que le détachement est l’antidote à la souffrance (il faut «vider la finalité de tout contenu, désirer à vide», car «ce vide est plus plein que tous les pleins8»), Yvon Rivard nous enseigne «que nous participons à la création de ce monde qui nous crée, que nous sommes l’œuvre de l’univers et que l’univers est notre œuvre», ce qui implique que la liberté à laquelle nous aspirons ne se conquiert autrement qu’«en renonçant au désir de liberté, en soutenant amoureusement, héroïquement, ces forces contradictoires qui nous structurent et nous lézardent9». La métaphysique du désir, qui implique aussi une éthique, consiste alors à nous enivrer de ce mouvement fragile et paradoxal qui nous fait passer de notre singularité à ce qui nous rend identiques au cosmos, à nous projeter dans les choses et dans les êtres tout en sachant que la grande fusion reste à jamais impossible.

Mais qu’a-t-on à faire de la métaphysique? Si Yvon Rivard va jusqu’à déceler, dans le hockey ou le tennis auxquels il se consacre depuis l’enfance, que c’est la «dissolution du Moi dans la violence du plaisir», «la prolifération de l’être dans le temps enfin lézardé» et «la souveraineté de l’instant 10» qui l’ont envoûté, c’est qu’il n’y a vraiment plus rien à faire: le pauvre, il est né philosophe.

 


Félix Tremblay est professeur de philosophie au collégial. Il s’intéresse aussi, dans le cadre de ses recherches doctorales sur Maurice Merleau-Ponty, à la manière dont l’expérience de l’écriture permet de développer une théorie de la conscience, de l’intersubjectivité et de l’engagement.

  • 1.  Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, coll. «Folio essais», 2011 [1953], p.14. 
  • 2.  Yvon Rivard, «Terriens et extraterrestres», Personne n’est une île, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2006, p.22. 
  • 3.  Gaston Miron, «L’héritage et la descendance», L’homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998 [1970], p.178. 
  • 4.  Yvon Rivard, «Avant-propos», Une idée simple, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2010, p.10. 
  • 5.  Yvon Rivard et Pierre Vadeboncoeur, Une amitié libre: correspondance 1974-2010, Montréal, Leméac, coll. «L’écritoire», 2022, p.171. 
  • 6.  Yvon Rivard, «Terriens et extraterrestres», Personne n’est une île, op. cit., p.23. 
  • 7.  Yvon Rivard, «Miron et la métaphysique», Personne n’est une île, op. cit., p.102. 
  • 8.  Simone Weil, «Détachement», La pesanteur et la grâce, Paris, Pocket, 2019 [1947], p.57. 
  • 9.  Yvon Rivard, «Le refus d’enseigner», Aimer, enseigner, Montréal, Boréal, coll. «Liberté grande», 2012, p.34. 
  • 10.  Yvon Rivard, «Mourir content», Le bout cassé de tous les chemins, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1993, p.31. 
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