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Le goaler qui écrivait des romans

Le goaler qui écrivait des romans
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J’arrivais à Montréal après quinze ans d’absence. Je ne connaissais plus personne. J’avais entassé dans ma Toyota Tercel mes skis, mes raquettes de tennis, mon sac de golf, mon équipement de hockey et mes dictionnaires au cas où j’aurais à écrire quelque chose. Paule Baillargeon, rencontrée au coin d’une rue, me dit que son copain organisait des matches de hockey tous les jeudis matin à l’aréna d’Outremont. J’y suis allé.

Je jouais comme défenseur et remarquais que, derrière moi, le goaler était mince, nerveux et possédait des réflexes remarquables. Au bout de quelques semaines, mon compagnon à la défense me dit: «Le goaler, il écrit des romans.» Je suis resté surpris: j’arrivais de la ligue senior du comté de Portneuf, là où la littérature n’était pas exactement omniprésente. Par contre je me souvenais qu’au collège Sainte-Marie, où j’avais étudié, on parlait avec respect de Marcel Dubé, le dramaturge, lui aussi un bon gardien de but. J’avais également joué deux ou trois matches avec Pierre Perrault, le cinéaste et poète, un joueur d’une rapidité et d’une puissance remarquables. Je suis donc allé acheter Les silences du corbeau, le roman d’Yvon Rivard. J’ai ensuite lu tous les romans d’Yvon au fur et à mesure de leur publication.

Après les matches du jeudi matin, nous allions invariablement manger dans un restaurant libanais, aujourd’hui disparu, au coin de Van Horne et de l’avenue du Parc. Et là, avec un sens merveilleux du timing et de l’autodérision, Yvon nous racontait ses mésaventures tragiques. Car la vie d’Yvon a toujours été remplie de mésaventures tragiques. Une fois, sur la rivière Saint-Maurice, Yvon et un de ses amis, dans un canot, pêchaient gaiement la truite au lancer léger. À un certain moment, soit Yvon soit son compagnon, je ne me souviens plus, exécuta un lancer prodigieux. Le leurre suivit une trajectoire invraisemblable et l’hameçon se ficha dans le coin de l’œil droit d’Yvon. Impossible de le retirer. Il fallut se rendre aux urgences de l’hôpital le plus proche. Les infirmières, tout en retirant le fâcheux hameçon, n’arrivaient pas à garder leur sérieux. Elles pouffaient de rire continuellement: on n’avait jamais vu personne, même sur le Haut-Saint-Maurice, se lancer un hameçon dans l’œil. Les pires mésaventures d’Yvon ont le don de provoquer des fous rires. Nous-mêmes autour de la table du restaurant, nous rigolions de bon cœur. Certains de ces joueurs de hockey sont encore aujourd’hui persuadés qu’Yvon est un auteur de comédies légères.

Yvon jouait au football pour le collège (ou le séminaire?) de Shawinigan. Un jour au milieu d’un match, son coach, pris d’une folie meurtrière, décida de faire d’Yvon, un porteur de ballon, un running back. À cette époque, Yvon devait peser moins de cent trente livres tout mouillé. Même dans une ligue de calibre moyen, les joueurs de ligne pèsent au moins deux cents livres, et les secondeurs au moins cent quatre-vingts. Yvon ne courut qu’une fois avec le ballon. On le sortit du terrain sur une civière en direction de l’hôpital habituel. Là encore, nous étions morts de rire. Je ne pourrais pas raconter tous les épisodes tragiques de la vie d’Yvon. Il serait question de chats perdus la nuit sur les berges du Saint-Laurent, de son voyage de golf au Mexique et de mille autres aventures rocambolesques. Nous avons ri de toutes pendant bien longtemps. J’ai joué au hockey avec Yvon, j’ai joué au golf et j’ai joué au tennis avec lui. En double, tous les deux, nous avons participé à plusieurs tournois et nous formions une équipe respectable.

yvonCamp de bûcherons, 1951 | Courtoisie : Yvon Rivard

 

Je lui ai fait lire les premières versions de certains de mes scénarios. L’ennui, c’est que je ne me souviens plus du tout des remarques avisées qu’il a dû me faire. Des milliers de comprimés de Mogadon, de Valium et d’Ativan avalés avec des milliers de gorgées de vodka, enrobées de mètres cubes de fumée de cannabis et de hachisch ont définitivement détruit une grande partie des cellules de mon cerveau. Yvon, qui n’a jamais commis d’excès, se souvient de tout. Cet hiver il m’a dit se rappeler avec exactitude une rencontre de scénarisation tenue dans un restaurant, avec François Ricard, Jacques Brault et lui, à propos de Jésus de Montréal. Je ne me souviens d’absolument rien.

Les conseils d’Yvon devaient être précieux puisque mon producteur d’alors, Roger Frappier, l’a engagé ensuite de très nombreuses fois pour aider et guider bien des jeunes cinéastes. Je sais qu’ils ont tous gardé pour lui une très grande estime.

Le temps a passé. J’ai cessé de jouer au hockey et au tennis à cause d’une épaule démolie. Yvon a plus ou moins abandonné le golf. Il a passé ses étés en Gaspésie. Nous nous voyons une fois ou deux par année pour un souper-souvenir, et par malheur maintenant, au salon funéraire.

En cherchant bien j’ai retrouvé la scène suivante, que j’ai écrite il y a bien longtemps pour un film qui a fait le tour du monde:

Rémy: C’est un violent!

Diane: Je le sais! Il a déjà cassé le nez d’Yvon Rivard!

Rémy: T’as couché avec Yvon Rivard, toi?

Cette scène me rappelle avec nostalgie notre jeunesse enfuie. Elle me fait encore sourire, parce que j’imagine des Australiens ou des Indiens médusés, se demander confusément qui pouvait bien être ce mystérieux Yvon Rivard.

 


Denys Arcand est originaire de Deschambault, village à mi-chemin entre Québec et Trois-Rivières. Il est né en 1941. Il a commencé à faire des films à dix-neuf ans et il en fait encore. Le récit de sa vie est d’un ennui prodigieux.

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