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Les détours que l'on prend

Métiers du livre
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J’œuvre dans le milieu culturel depuis plus de trente ans. Ce choix s’est imposé à moi. Dès mon plus jeune âge, je ne sais pas pourquoi (je viens d’un milieu intellectuellement pauvre), j’ai développé un intérêt marqué pour la culture. Sans elle, je le clame depuis longtemps, je ne serais pas grand-chose. J’ai besoin de baigner dans la vision créatrice des autres pour réfléchir et me situer dans cette vie parfois aussi absurde que vertigineuse. Les visions artistiques multiples que je rencontre me sont essentielles. Tour à tour, elles me rassurent, me secouent, me font me questionner, m’émeuvent et me permettent par-dessus tout de sentir que j’appartiens à quelque chose de plus grand.

Dans cette perspective, le premier métier que j’ai voulu exercer est celui d’écrivain. Je ne savais pas ce que c’était. J’aimais naïvement remplir des pages des mots que j’apprenais. L’idée est tout de même restée. À l’orée de la vingtaine, il y a eu un élan qui me poussait à écrire. Le lecteur vorace que j’étais savait très bien ce qu’un écrivain avait le pouvoir de faire ressentir. J’ai frayé un temps avec le théâtre, mais c’est par l’écriture que je parvenais le plus aisément à extraire de mes tripes ce que j’avais à exprimer. Et j’ai écrit frénétiquement. À force de persévérance, j’ai fini par être publié. Le chemin pour y arriver n’a pas été simple et l’impact n’a pas été à la hauteur de mon désir premier, mais je me suis fait une raison.

En cours de route, l’édition est venue à moi sans que j’aie le temps de l’envisager. J’ai dirigé et développé une collection littéraire pendant douze ans et je m’y suis beaucoup plu. Tellement que j’ai fini par éprouver autant de plaisir à accompagner des écrivains et des écrivaines qu’à écrire mes propres trucs. Mon élan créateur est alors devenu moins important que de mettre le travail d’autrui en lumière.

Pendant tout ce temps, il y a eu des séjours en librairie, faits de nombreux allers-retours. Au départ, c’était simplement pour me motiver à écrire. J’ai commencé comme caissier. J’ai gravi des échelons. J’ai fait mes classes à Montréal, Sherbrooke et Québec. On m’a fait confiance, on m’a donné des responsabilités et on a également vu en moi une figure de la relève. Malgré tout, je ne suis resté nulle part comme souvent dans ma vie.

Et puis, quelques années plus tard, une rencontre déterminante m’a ramené en librairie. Ensemble, on a acheté une librairie quasi mythique et on en a créé une deuxième. C’est là que j’ai enfin trouvé l’espace de liberté que je cherchais dans mes emplois antérieurs sans réellement le savoir. Depuis, j’ai l’impression d’être rentré à la maison, d’exercer la profession qui me sied le mieux: celle de libraire-propriétaire.

Dans ce rôle, personne ne peut m’imposer quoi que ce soit quant au contenu de ma librairie et je n’ai pas à justifier mes prises de risque. C’est d’une grande importance pour moi que d’être indépendant d’esprit (quand j’étais jeune, on disait que j’avais une tête de cochon). Cette indépendance me permet de décider de tout: de ce que je lis, de ce que je fais rentrer, de ce que je mets en évidence sur les rayons ou dans la vitrine, de la façon dont je développe mon fonds et de ce que je conseille. Au fil des ans, comme un éditeur avec son catalogue, une ligne éditoriale s’est dessinée, selon mes goûts et les désirs de ma clientèle (et une partie de la clientèle s’est sans doute modulée suivant mes choix).

L’aspect décisionnel est certes important, mais pas seulement. J’ai besoin d’être en contact direct avec les lecteurs et les lectrices, de prendre le pouls de leurs envies (qui varient considérablement d’une personne à l’autre) et d’avoir une incidence sur leurs lectures. Lorsqu’on me demande conseil (quel privilège quand on y pense), rien ne me plaît davantage que de recommander les livres que j’ai choisi de porter par passion. Selon les goûts de la personne devant moi, je peux piger sans restriction dans tout ce que j’ai lu et aimé.

Même si les vraies rencontres littéraires ne sont pas légion, quand elles surviennent, la récompense est si grande que j’en oublie les trop nombreuses lectures ordinaires que je dois faire avant de débusquer les œuvres importantes tapies sous les masses de mots. Malgré l’abondance des publications qui défilent saison après saison, il y aura toujours en moi ce désir de découvrir des textes puissants que je pourrai par la suite défendre et partager. Telle est ma quête. Il m’aura juste fallu quelques détours pour le comprendre.

 


Libraire et écrivain, Éric Simard œuvre dans le milieu littéraire depuis une trentaine d’années. Pendant douze ans, il a été éditeur pour le compte de la maison d’édition Hamac, où il a dirigé plus de soixante projets littéraires. Copropriétaire des librairies du Square, il est actuellement président de l’Association des libraires du Québec.

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