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Les deux rivages

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L’œuvre d’Yvon Rivard atteint aujourd’hui des milliers de gens et sa pensée traverse les générations, puisant aux sources toujours vives de Pierre Vadeboncoeur et trouvant des échos jusque chez les plus jeunes voix littéraires actuelles. Je fais partie de la guilde incertaine qui a suivi ses cours légendaires au Peterson Hall de l’Université McGill, mais je suis aussi parmi les rares à pouvoir dire que j’ai vu sa pensée à l’œuvre sur un court de tennis, dans un bac de jardinage ou se perdre dans la contemplation du fleuve depuis Petite-Rivière-Saint-François ou Saint-Simon, d’un côté et de l’autre des choses. Ce n’est pas un hasard pour moi si Yvon a séjourné sur ces deux rives du Saint-Laurent, y méditant patiemment ses livres, qui tombent au compte-gouttes depuis des décennies. Si je devais résumer en quelques mots le noyau de sa pensée, j’insisterais sur son sens aigu du paradoxe, qui le pousse à s’attarder longuement d’un côté et de l’autre d’une question, à ne jamais démêler trop vite les nœuds de la pensée, à bien prendre le temps de s’asseoir sur un rivage, puis sur son opposé, pour laisser le temps fondre les contraires l’un dans l’autre. Yvon m’a appris, souvent contre moi-même et mes penchants absolutistes, à toujours voir ce qui fait d’une vraie question un équilibre entre des forces contraires mais tout aussi valables. Et surtout, à ne jamais chercher à trancher trop rapidement en faveur de l’une ou de l’autre réponse, qui de toute manière se retournera en son contraire par elle-même dans peu de temps. C’est là pour moi que se trouve le plus bel héritage de son enseignement, de ses livres, de sa pensée énoncée au fil des jours, qui tient en peu de mots au fond: je l’entends parfois me dire silencieusement, tâche de soutenir le plus longtemps possible en toi les forces opposées, ce qui crée et ce qui détruit, ce qui élève et ce qui rabaisse, ce qui tue et ce qui fait renaître, ce qui fait de toi une voix essentielle et quelqu’un de profondément ordinaire, un être humain plein de défauts mais qui parvient à laisser passer de la lumière à travers sa vie, ses livres. Sans l’un, l’autre n’est rien. Et sans ce rien essentiel, sans ce vide créateur, ce qui existe n’a aucune valeur. Le vide et le plein s’appellent dans leurs puissances pour engendrer le mouvement de la vie qui nous mène à accomplir une trajectoire qui s’écrit par elle-même. Profond paradoxe de la pensée, qui oscille sans cesse d’un penchant vers l’autre jusqu’à épuisement, que je nommerais l’héritage des deux rivages, qui a permis à Yvon de parachever le parcours de son propre nom en laissant intact en lui tout le flottement méditatif qui le caractérise, entre l’étendue infinie de la mer et la rive qui la prolonge en autre chose, entre finitude et infini, aspiration à l’immobilité des étoiles et retour à la simplicité matérielle des corps vivants.

YvonAvec Pierre Vadeboncoeur, La Minerve, Québec, 2009 | Courtoisie : Yvon Rivard

Paul Valéry disait de la poésie qu’elle était une hésitation prolongée entre le son et le sens. Je dirais que la pensée d’Yvon est une hésitation prolongée entre l’autre et le même. Ce qui en fait l’héritier de la longue histoire de l’essai québécois, où ont été méditées les grandes questions nationales depuis Arthur Buies, qui passe de la critique de l’Église à son acceptation, ou Pierre Vadeboncoeur, dont la pensée tient d’un éloge de l’enracinement mais tourné vers l’avenir et le risque. Cette impossibilité de trancher le nœud gordien permet de tout tenir ensemble et imprime le signe clair des grandes aventures intellectuelles de notre temps, où peut se lire une permanence surprenante de la pensée avec les mains (Denis de Rougemont), toute proche de l’enfance du monde, aux environs de Shawinigan, quand la fixité des choses qui passent (Woolf) lui a été révélée sur la rive d’un lac clair et calme dont il allait faire le tour mille fois pour comprendre que l’autre côté du lac, c’est encore le même étang de Thoreau, et que le lieu où le père forestier l’a laissé par un bel avant-midi est un rivage sur lequel il se tiendrait de manière exemplaire toute sa vie pour hériter à sa façon de cette race surhumaine capable de faire et défaire des ponts de glace à partir de rien. Scène fondatrice, toute en rondeur, en retours sur soi, qui crée d’autres sortes de ponts entre le passé et le futur, entre le Canada français et le Québec à venir, entre la forêt immense et le souci écologique criant d’aujourd’hui. Toute cette pensée de l’interpénétration des mondes au seuil du rivage de la mort rapproche Yvon des immortels dont ses premiers livres étaient peuplés, dans une forme circulaire et secrète. Venu d’un monde religieux, l’ayant traversé pour mieux le retrouver sous une autre forme, Yvon porte jusqu’à nous ce que Jan Patoka appelle «le souci de l’âme», c’est-à-dire la lumière de la grande question qui fait se dissoudre les limites de nos rivages trop étroits.

 


Étienne Beaulieu est écrivain, éditeur, professeur et chercheur spécialiste du romantisme français et de l'essai littéraire. Cofondateur des cahiers littéraires Contre-jour en 2002, il dirige les éditions Nota bene. 1508: la traversée du vide vient de paraître aux éditions Varia, dans la collection «Art».

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