En Chine, quantité de livres anciens, parfois des trésors culturels, furent réduits en bouillie, sans restriction, afin d’en faire de la pâte à papier. Cette matière servit à imprimer, à des millions d’exemplaires, les œuvres de Mao Zedong. Si le Grand Timonier devint riche, ce fut en bonne partie grâce aux droits d’auteur qu’il tirait de la diffusion de ses écrits, traduits dans une multitude de langues.
Au Québec, en collaboration avec l’éditeur François Maspero à Paris, la poésie de Mao fut éditée en français aux éditions Parti pris. Il se trouve là-dedans bien des morceaux insignifiants, voire franchement affligeants. Ils témoignent avant tout, lorsqu’on les considère aujourd’hui, de l’aveuglement d’une époque envers un de ses pires bourreaux.
La révolution culturelle chinoise fut pourtant célébrée, haut et fort, par nombre d’intellectuels occidentaux. Pendant ce temps, des condamnés à mort chinois, victimes de parodies de justice, vivaient prostrés, en attendant leur triste sort par dizaines de milliers. Ils étaient accusés d’être des «contre-révolutionnaires», de «mauvais éléments». Ils se trouvaient exposés à la vindicte publique, coiffés d’un bonnet d’âne, maculés d’encre. Ils étaient roués de coups, forcés à de ridicules autocritiques, dans une auto-humiliation qui s’étendait aussi à leur famille, à leurs amis, à leurs proches.
Malgré ses délires totalitaires évidents, le maoïsme sera avalisé, dans un complet aveuglement, par des groupes partout sur la planète. Au Québec comme ailleurs, il se trouva un petit nombre de maoïstes de salon, plutôt ignorants du monde ouvrier au nom duquel ils prétendaient parler, s’enflammant à la lecture et à la reproduction en vase clos d’un verbiage militant abscons.
Les idées de ces gens-là, comme de raison, se faneront vite. Beaucoup pas- seront du col Mao à la cravate de soie, faisant bonne figure par la suite dans des carrières bien sages, à l’université, dans les médias, dans l’administration publique, voire dans la députation, sans spécia- lement juger contradictoire – et encore moins gênant – d’agir désormais selon une idéologie toute différente, souvent néo-libérale, en propagandistes du moment, avec une égale conviction.
Dans la poésie de Mao, on lit ceci: «L’Armée rouge ne craint pas les difficultés des campagnes lointaines / Dix mille fleuves, mille montagnes sont pour elle choses communes». C’est au service de cette armée de campagne que meurt, en 1939, un Montréalais devenu célèbre longtemps après: le Dr Norman Bethune. Mao l’avait rencontré et apprécié.
De Bethune mort, le Grand Timonier va parler dans un texte laudatif. Il y salue un héros sublime, une icône de son nouveau régime. Bethune est «un étranger qui, sans être poussé par aucun intérêt personnel, a fait sienne la cause de la libération du peuple chinois». Bethune n’est pourtant pas le seul étranger à s’être joint à la Révolution chinoise. Qu’est-ce qui, ce faisant, inspire Bethune? Selon Mao, «c’est l’esprit de l’internationalisme, du communisme, celui que tout communiste chinois doit assimiler». Communiste il est vrai, mais esprit libre, Bethune souhaitait lutter contre la montée des fascismes dans le monde, selon un idéal qui lui appartenait.
Le héros n’est jamais consacré par ses seules actions, rappelle l’historien Marc St-Pierre dans un livre passionnant, intitulé Revenant de Chine. Après avoir résumé les principaux jalons de la vie de Bethune, St-Pierre s’intéresse de près à la construction du mythe autour de la figure peu banale de ce médecin au fort caractère. Comment est-il devenu célèbre au Canada, pays où les communistes comme lui étaient pourtant honnis? Après sa mort, Bethune a longtemps été tenu pour négligeable dans ce pays, seuls quelques-uns de ses amis et un noyau de militants communistes se souvenaient de lui.
Les révérences religieuses anciennes sont interdites dans la Chine révolutionnaire. Les symboles de dévotion traditionnels sont déboulonnés, effacés, écrasés. Bethune va servir de figure de substitution. Lui, un étranger, est d’autant plus précieux qu’il vient d’un riche pays capitaliste américain. Son image va constituer un matériau pour édifier une nouvelle religion d’État. À l’impulsion du régime chinois, l’enthousiasme à l’égard de Bethune va croissant après sa mort, alors que, dans son pays natal, sa disparition est à peine remarquée.
S’il est interdit, dans la Chine de Mao, d’allumer des lampions pour honorer les figures saintes des temps passés, il demeure possible, dans une nouvelle forme de dévotion toute révolutionnaire, de griller la même marque de cigarette que Bethune en espérant que des faveurs soient accordées depuis le ciel révolutionnaire… Le médecin canadien va ainsi prendre la figure d’un véritable dieu, à grand renfort de discours voués à le célébrer.
Dans une récupération diplomatique quelque peu cynique de cette passion chinoise pour Bethune, le Canada va l’utiliser à son tour. À compter des années 1970, le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau s’en sert comme levier pour soulever d’un cran ses relations avec la Chine communiste. Bethune sera une sorte de sésame qui ouvre les portes de l’empire chinois. Ce n’est pas par accident qu’une statue de Bethune, cadeau de la Chine, finit par être installée à Montréal dans l’espace public, sans qu’on donne trop de détails sur sa biographie. Sa maison d’enfance, en Ontario, est à la même époque rachetée et transformée en musée, sous l’égide du ministère des Relations internationales. Le récit de la postérité de Bethune s’avère tout à fait fascinant.
Mais l’homme a bel et bien existé, quoi qu’on puisse en avoir fait après sa mort. Bethune était un non-conformiste doublé d’un médecin avant-gardiste. Aussi bien en amour qu’en politique, il apparaît d’un tempérament passionné, ardent, entier. Atteint de tuberculose, promis à la mort, il développe des instruments chirurgicaux particuliers pour opérer. Il est parmi les premiers à prôner ouvertement, au pays des érables, la nécessité d’un système d’assurance maladie universel. Il s’intéresse par ailleurs de près à l’art et à son enseignement auprès des enfants. Contre la montée des fascismes en Europe, il devient un combattant dans l’Espagne républicaine. Là-bas, il organise un système de transfusion sanguine au bénéfice des soldats du front. Dans ce même esprit de lutte contre le fascisme, il s’en va rejoindre en Chine les armées de Mao. Il y laissera sa peau. En un mot, le personnage est tout sauf banal. Ses amis ne s’y sont pas trompés. Mais comme le montre très bien l’historien Marc St-Pierre, son aura politique, mise au service du nationalisme chinois puis canadien, a été largement refaçonnée après coup, bien longtemps après sa mort, en périphérie de ce que fut vraiment sa vie.
En 2006, au jour du lancement à Montréal de la traduction française des écrits souvent étonnants de Norman Bethune, Pierre Vadeboncoeur était là. L’écrivain prononça, sur un ton grave, quelques mots pour l’occasion. Vadeboncoeur tenait Bethune en haute admiration. Il rappelait volontiers qu’il lui devait la vie. Vadeboncoeur m’avait même montré, quelque temps auparavant, en remontant doucement sa chemise, les marques laissées sur son corps par le bistouri de Bethune.
Pour le guérir d’une pleurésie sévère, contractée en 1934, Bethune l’avait opéré deux fois. Il l’avait suivi durant au moins six mois. Bethune drainait chaque semaine l'accumulation de pus dans son enveloppe pulmonaire, une véritable torture pour son jeune patient.
Le médecin Alain Vadeboncoeur, fils de l’écrivain, m’a raconté s’être rendu à Shanghai en 2001, , pour présenter une conférence sur le cœur, sa spécialité, à la faculté de médecine. À cette occasion, il avait associé l'histoire de son père à celle de Bethune, photos à l’appui. «À la fin, les participants sont venus me voir, certains pleuraient et voulaient me toucher. Il y avait encore des photographies de Bethune dans la faculté», témoigne Alain Vadeboncoeur.
Au milieu des années 1930, dans le milieu de nationalistes canadiens-français auquel appartenait Pierre Vadeboncoeur, le Dr Bethune n’était pourtant pas tenu en odeur de sainteté. Bien au contraire, le communisme y était honni. Un communiste tel que Bethune ne pouvait qu’être voué aux gémonies. La haine des perspectives socialistes était martelée, jour après jour, dans ces milieux ultra-catholiques.
Pierre Vadeboncoeur et son meilleur ami, Pierre Elliott Trudeau, tous deux étudiants au respectable collège Brébeuf, vont participer, le 24 octobre 1936, à une immense manifestation anticommuniste à Montréal. Ils doivent se mettre à l’abri, sous le porche d’un immeuble du boulevard Saint-Laurent, pour éviter les contrecoups des tumultes, me racontait Vadeboncoeur. Il s’agissait de protester contre une assemblée en faveur des Républicains espagnols à laquelle participe Bethune. Une manifestation organisée par un jeune juriste de l’Université McGill, Frank Scott, lequel deviendra, beaucoup plus tard, un des maîtres à penser de Pierre Elliott Trudeau. Le monde et les temps changent. Parfois, les oppositions d’hier se télescopent dans de complexes recompositions.
Dans son étude consacrée à la postérité de Bethune, Marc St-Pierre ne parle pas du rôle que tient ce médecin dans le ciel intellectuel de Pierre Vadeboncoeur. En revanche, il montre de façon convaincante, dans cet ouvrage bien construit et bien écrit qu’est Revenant de Chine, à quel point la grandeur prêtée à des individus ne tient pas uniquement, loin de là, à leurs réalisations personnelles du moment, mais relève plutôt du contexte dans lequel celles-ci sont envisagées par la suite, selon les besoins d’un présent sans cesse recomposé au nom de l’actualité. Autrement dit, Bethune mort ne serait pas grand-chose aujourd’hui s’il n’avait pas reçu l’onction de forces sociales et politiques qui le dépassent après sa mort comme individu, si intéressant fût-il de son vivant.
Encore à ce jour, Bethune se trouve mis au service de combats idéologiques du présent. Dans une chronique publiée par le Journal de Montréal, le 3février 2023, l’historien Frédéric Bastien, ancien candidat marqué à droite à la course à la chefferie du Parti québécois, lui consacre ainsi tout un texte à l’heure où, au Canada, la question de l’ingérance de la Chine s’avère de la plus haute actualité. Il en fait une sorte d’épouvantail, de repoussoir, le présentant assez grossièrement comme le «complice d’un des pires dictateurs de l’histoire, Mao Zedong». Et Bastien de se demander, chemin faisant, en agitant ce concept flou et tout-usage de «woke», selon un usage désormais quasi-rituel à droite, pourquoi les statues de Bethune au Canada n’ont jamais été vandalisées. «Les wokes ne s’en prennent jamais à Norman Bethune», paraît-il regretter. L’historien Frédéric Bastien est mort en mai dernier. Mais ses idées, attachées à des combats idéologiques bien marqués, vivent depuis longtemps sans lui.
Marc St-Pierre
Revenant de Chine: Norman Bethune en mémoire
Québec, PUL, coll. «Autour de l’événement»
2023, 205 p.
Jean-François Nadeau est chroniqueur au quotidien Le Devoir et historien. Il a publié plusieurs livres, dont Un peu de sang avant la guerre (2013), Les radicaux libres (2016) et Sale temps (prix Pierre-Vadeboncoeur de l’essai 2022), chez Luxéditeur.