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Plagiez cette chronique

La vie dans les ruines
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Comme vous le savez peut-être, je suis d’un narcissisme sans bornes. Pour le simple plaisir de voir qui m’insulte et qui me porte aux nues sur Internet, j’ai développé des techniques complexes et subtiles d’auto-googlage qui propulsent le vanity search au rang des beaux-arts. Bref, il se passe rarement une journée sans que je passe quelques minutes à contempler ce que les interwebs racontent de ma glorieuse personne. Ce faisant, je tombe régulièrement sur des gens qui prennent mes textes, les publient sur Internet et les signent de leur nom. Parfois, c’est le texte intégral. Parfois, le titre change, certains mots aussi.

Il y en a qui appelleraient ça du plagiat – moi, j’appelle ça du réem- ploi créatif. J’adore être plagiée, c’est pour moi le plus beau des compliments. Et puisque je m’oppose à toute forme de propriété, pourquoi irais-je me plaindre?

La plupart du temps, je tombe par hasard sur ces textes plagiés, longtemps après le «délit». Je ne manque alors jamais de féliciter l’auteur·rice en louant la qualité de sa muse (c’est ma façon bien à moi de me jeter des fleurs). Là où je rigole, c’est lorsque quelqu’un découvre le pot aux roses et s’offusque à ma place du terrible «vol» de mon texte, en adoptant le ton de celui ou celle qui a été offensé·e – alors qu’en théorie, ce serait à moi de pousser des cris d’orfraie.

Ce que j’en comprends, c’est que pour ces personnes, le fait de plagier disqualifie instantanément non seulement l’œuvre, mais aussi l’auteur·rice-usurpateur·rice qui sera marqué·e pour le reste de sa vie du sceau de l’infamie. Aurait-iel dû respectueusement citer sa source? Aurait-ce été plus éthique? Je suis convaincue que non. Les gens qui citent leurs sources le font rarement par souci d’honnêteté intellectuelle, mais bien pour donner du poids à ce qu’ils racontent. On ne cite que pour se donner du crédit, pour grimper à califourchon sur la crédibilité d’un·e grand·e auteur·rice à qui on prête du génie.

Autrement dit, rendre à César ce qui revient à César est le cadet des soucis de celui ou celle qui cite. Je suis bien placée pour le savoir: pendant mes longues, pénibles et inutiles études universitaires, je me suis souvent adonnée à la fausse citation. Lorsque je voulais démontrer à quel point mes idées étaient justes, j’écrivais une phrase, je la plaçais entre guillemets, puis j’inventais de toutes pièces une référence obscure à un·e écrivain·e célèbre, que le prof aurait la flemme d’aller vérifier. Comme le disait si bien Hubert Aquin: «On ne prête qu’aux riches et lorsqu’ils sont morts, vous pouvez être certains qu’ils ne reviendront jamais régler leurs comptes avec vous, surtout pas sur Twitter» (Blocs erratiques, 1998, p.243).

La plate vérité, c’est que les idées n’appartiennent à personne. Mieux: vos idées sont rarement les vôtres. Les miennes non plus. Et le génie n’exclut pas du tout le plagiat. Ce que j’écris est le résultat de mes lectures et de ce que j’attrape dans l’air du temps. Ma seule originalité est la façon dont j’adapte au contexte actuel des idées depuis longtemps exprimées. Et aussi, peut-être, un certain ton, un certain style – que je partage de toute façon avec d’autres.

Ce n’est pas le plagiat qui est du vol, c’est la propriété intellectuelle – et je ne vous dirai même pas qui je viens de paraphraser (indice: ce n’est pas Hubert Aquin).

La propriété intellectuelle qui n’est rien d’autre qu’un outil d’oppression. Les rendements financiers potentiels de la propriété intellectuelle sont censés inciter les individus à créer; en réalité, la plupart des créateur·rices se font exploiter et ne sont pas les principaux·ales bénéficiaires de leurs œuvres. Lorsque les employé·es de corporations ont une idée qui mérite d’être protégée, elle l’est généralement par leur patron, qui empoche les bénéfices. Puisque toute propriété intellectuelle peut être vendue, ce sont presque toujours les corporations, les riches et les bourgeois qui en tirent profit – même s’iels contribuent rarement au travail intellectuel qui mène à la création de nouvelles idées. Qu’elle soit intellectuelle ou non, la propriété reste la propriété et ses mécanismes restent les mêmes: ce ne sont pas ceux et celles qui ont des idées qui en profitent, mais ceux et celles qui détiennent les moyens de diffusion.

Il est clair que la propriété intellectuelle nuit à la créativité. Disons que je suis une artiste, que je veux dénoncer la brutalité policière et que je signe de mon nom ce photomontage:

Personne ne contestera que nous ayons affaire à une œuvre qui porte un sens radicalement différent des deux photos avant qu’elles ne soient mises côte à côte. Or, ce faisant, je me place dans l’illégalité, car j’ai volé les œuvres de ces deux photographes. Et comme je porte atteinte à l’image de vedettes surmédiatisées et millionnaires, la vengeance pourrait être terrible. Si j’étais une artiste respectueuse des lois, il me faudrait payer des redevances à ces salopards; heureusement, je ne suis ni artiste, ni respectueuse des lois.

Mais alors, que dire de toustes les écrivains·es, inventeur·rices et artistes qui dépendent de leurs droits d’auteurs pour subsister? Soyons réalistes, seuls quelques très rares individus gagnent assez d’argent provenant de ce genre de redevances pour vivre. Vivre uniquement de sa plume, c’est pour 99% des écrivain·es se condamner à la plus sordide des misères. Je connais des écrivain·es qui ont deux emplois et écrivent la nuit. D’autres qui volent dans les épiceries pour survivre. D’autres, plus (ou moins?) chanceux·ses, vivent dans l’anxiété de se faire retirer leur bourse. Voler la propriété intellectuelle n’a que peu d’impact sur leur niveau de vie – et ne fait mal en bout de ligne qu’aux salopards qui nous exploitent.

Pire: la propriété intellectuelle ne protège aucunement… du plagiat. Tout simplement parce que le plagiat est une pratique couramment intégrée dans la hiérarchie sociale. Combien de fois par jour des hauts fonctionnaires signent des rapports qu’iels ont fait écrire par leurs sous-fifres? Combien de politicien·nes et de dirigeant·es d’entreprises brillent en société en lisant des discours rédigés par des subalternes? Combien de professeur·es d’université pompent le travail de leurs étudiant·es? Ce ne sont que quelques exemples de fausses attributions de paternité par lesquelles des personnages importants sucent la moelle des gueux pour obtenir crédibilité et respectabilité. La propriété intellectuelle, puisqu’elle est détenue la plupart du temps par des personnes morales plutôt que par des individus de chair et de sang, ne fait que renforcer ce plagiat institutionnalisé, plutôt que de lui nuire.

Isidore Ducasse disait, dans ses Poésies, que (et je cite sans plagier) «le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste». Je crois trop peu au progrès pour adhérer pleinement à une telle sentence, mais je reste quand même convaincue que le mépris du plagiat est un tic moderne qui ne se comprend que par l’obsession morbide que notre civilisation entretient avec la propriété. Fut un temps où tout le monde se foutait de l’auteur, où tout le monde reprenait les œuvres en les remodelant de génération en génération, si bien que lesdites œuvres atteignaient rapidement une perfection suprahumaine.

Voilà donc mon conseil d’anarchiste barbante à tous les zauteurs et toutes les zécrivaines: soyez gentil·les avec les plagiaires; ce sont vos allié·es. Plagier est un hommage – ou alors, une façon qui en vaut bien d’autres de faire ses gammes, d’apprendre à mettre un mot devant l’autre. Et c’est aussi une façon d’incruster, par osmose, vos œuvres dans l’inconscient collectif et de les rendre plus grandes que votre personne.

Donnez tout ce que vous écrivez à qui veut bien le lire. Et si vous vous demandez comment vous arriverez à vous nourrir dans ces conditions, dites-vous que le vol à l’étalage est devenu beaucoup plus facile depuis l’introduction des caisses libre-service dans les épiceries.

 


Anne Archet n’a pas été payée pour cette chronique. On peut voler ses livres et plagier ses textes avec sa bénédiction. Elle est vraiment infréquentable, celle-là.

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