Sans doute ses bros du band s’impatientaient-ils à l’attendre au club, mais Lester «Sweet Lips» Washington n’en avait rien à foutre. Pas la tête à jouer, ce soir. Oh, il avait les bleus pour sûr, mais pas le genre qu’on peut exorciser en portant l’harmonica à ses lèvres pour y déverser ses peines, ses tourments, son âme.
Une part de lui venait de lui être arrachée, que rien ni personne ne saurait lui restituer.
Assis sur la deuxième marche de l’escalier arrière de l’immeuble Serling qu’il habitait, il serrait dans son poing le lambeau de tissu bleu, dernier vestige d’elle en dehors des souvenirs qui le hanteraient jusqu’à son dernier jour, sourd aux feulements et aux miaulements aigus des matous qui se chamaillaient dans la pénombre du cul-de-sac, indifférent aux miasmes putrescents charriés par la brise d’automne.
Il n’avait plus de pensées que pour elle: Lorelei.
Cette sirène à la crinière de feu dont le chant envoûtant l’avait convaincu de baisser ses gardes, d’aimer et de se laisser aimer.
Lester avait pourtant voulu la mettre en garde contre ces démons qui collaient à la peau de gens comme lui depuis des générations. Mais, merde, qui donc aurait su convaincre un papillon de nuit de renoncer à son vol en spirale autour de la flamme d’une bougie?
Évidemment que la ravageuse rouquine finirait par se brûler les ailes! Pauvre kamikaze!
Ce monde recelait dans ses bas-fonds tant de menaces insoupçonnées auxquelles nul n’osait même donner un nom.
* * *
Il avait fait la connaissance de Lorrie trois mois plus tôt, autant dire une quasi-éternité, au studio où ses bros et lui avaient été engagés pour l’accompagner sur son deuxième long-jeu. Dans la foulée de la sortie du disque About the Blues de la Californienne Julie London qui cartonnait depuis des mois, un véritable troupeau de chanteuses blanches se ruait dans le sillage des Bessie Smith, Billie Holiday et Pearl Bailey. Elles s’étaient toutes mis en tête de courtiser les notes bleues et l’inconsolable spleen dont elles étaient les émanations. Persuadé que Lorrie saurait labourer ce sillon de manière telle qu’il puisse en tirer d’appréciables bénéfices, son gérant et producteur Bartholomew Rodent avait conçu ce projet, Lorelei Remington Sings the Blues, à paraître sous étiquette Bithynia. En écumant les blues parlors de Harlem, ce bonhomme trapu aux allures de belette obèse avait recruté Lester et ses bros pour cette production, en leur faisant miroiter un pactole dont ils ne verraient probablement pas l’ombre.
Lester et les autres musiciens discutaient du répertoire et des arrangements avec Rodent et le preneur de son au moment où la chanteuse avait fait son entrée, moulée dans sa blouse de soie bleu ciel et un pantalon de coton noir. Faussement convivial, Rodent insistait pour qu’on l’appelle Bart, mais l’harmoniciste ne l’écoutait déjà plus, pétrifié par le regard perçant de la femme au teint de porcelaine.
Lorelei Remington était sans contredit la plus belle créature du Bon Dieu, toutes ethnies confondues, sur laquelle il ait jamais posé les yeux. Pour Lester, l’idée que l’amour entre deux êtres puisse survenir au premier regard relevait de la romance pour ingénues gavées de productions hollywoodiennes. Et pourtant… Quand elle avait entonné, pour une troisième prise, le premier couplet de «The Meaning of the Blues», le musicien s’était surpris à changer dans son esprit le genre de l’être aimé dont les paroles esquissaient le portrait: «Blue was just the color of HER eyes…»
Il y avait quelque chose de profondément vrai dans sa manière de distiller la mélancolie des amants éplorés, une sincérité qui n’avait rien à voir avec le sentimentalisme rose bonbon de la plupart des chanteuses blanches qui triomphaient sur scène et à la radio avec des bluettes sans conséquence. Son chant dégageait ce petit supplément d’âme qui force l’adhésion de quiconque est doté de deux oreilles et d’un cœur.
Durant la pause, après avoir bouclé les prises finales d’un blues et de deux autres torch songs, Lorrie l’avait abordé de but en blanc, curieuse de savoir l’origine de son surnom «Sweet Lips», persuadée que sa virtuosité à l’harmonica ne pouvait expliquer à elle seule ce sobriquet. Alors que ses bros égrillards s’échangeaient des coups de coude de connivence, Lester s’était entendu répliquer qu’il connaissait certes la réponse, mais qu’il lui revenait à elle de la découvrir…
Merde, il n’aurait pas dû conter fleurette à une chic héritière de la haute bourgeoisie de Syracuse. D’un bout à l’autre du pays, toute la communauté pleurait encore l’assassinat sauvage d’Emmett Till, ce gamin fantasque de Chicago qu’on avait kidnappé à la pointe du fusil et lynché il y a deux étés pour avoir prétendument flirté avec une boutiquière de Money, au Mississippi.
Illustration : Jean-Michel Girard
Peu de temps après, à l’abri des regards, Lorrie avait plaqué sa bouche contre celle de l’harmoniciste, le temps d’un baiser ardent, le temps de cueillir l’explication demandée comme on le ferait pour un bouquet de myosotis.
L’enregistrement de l’album n’avait pas encore pris fin qu’elle se rendait au club quasiment tous les soirs pour l’entendre et l’attendre à la sortie de la gig dans la ruelle, puis le suivre chez lui ou l’entraîner dans son appartement à elle, dans le haut de Manhattan, et se donner à lui corps et âme, durant des nuits torrides qui se prolongeaient parfois toute la matinée du lendemain, avec des petits-déjeuners au lit, des étreintes incendiaires répétées, des échanges intimes sur leur passé et les rêves qu’ils nourrissaient à deux, des balades dans Central Park, tout ça ponctué de baisers, de fous rires.
Oh, bien sûr, ils devaient s’efforcer de garder leur idylle clandestine; pour des raisons évidentes, Lorrie avait fait jurer à Lester de n’en parler à personne, même pas à ses bros. L’harmoniciste savait que ce monde recelait des forces obscures qui s’opposeraient inévitablement à leur amour, évident pour quiconque était doté de deux yeux et d’un cœur. Il avait tenté, en vain, de lui faire prendre conscience de la menace – sa petite enfance dans le Sud lui avait inculqué quelques leçons à ce sujet – mais Lorrie n’avait d’ouïe que pour la sérénade de leur passion partagée et il ne savait lui-même pas comment résister à son chant.
Sans surprise, Bartholomew Rodent avait désapprouvé cette relation naissante dès qu’il en avait eu le soupçon, par pure jalousie sans aucun doute. Pas assez con pour virer Lester, dont les solos inspirés contribueraient au succès du microsillon, et réticent à contrarier Lorelei, Bart s’en prenait à l’harmoniciste durant les séances d’enregistrement, remettant en question systématiquement ses choix de notes et d’accords, exigeant des reprises superflues, recourant aux tours les plus sales qui soient pour faire en sorte que Lester se sente indigne, incompétent, insignifiant. Toutefois, nul n’était dupe. Quiconque était doté de deux oreilles et d’un cœur pouvait entendre combien harmonieusement la musique à bouche de «Sweet Lips» épousait la voix de Lorrie.
Des âmes sœurs, faites l’une pour l’autre. Une union céleste.
* * *
Au fil des semaines qui avaient suivi la dernière séance en studio, à l’insu de Lorrie, pauvre papillon nocturne, les ténèbres s’étaient agglutinées autour d’elle et de Lester, telles des hyènes convoquées à un funeste festin. Pour sa part, saoulé par la félicité, Lester s’efforçait d’en faire abstraction, de ne pas céder à l’angoisse que lui inspiraient les racontars entendus jadis à leur propos. Que savait-on au juste de ces ténèbres qui menaçaient toujours d’engouffrer toute lumière? Nul n’a jamais su dire si elles avaient suivi ses ancêtres dans la cale des négriers du temps de la traversée transatlantique ou si elles avaient vu le jour à leur arrivée sur ce continent, dans les champs de coton et les misérables cases du Sud profond. Nul n’osait même en parler, pas plus sous l’éclat faussement rassurant du jour que dans la noirceur insondable de la nuit, leur domaine.
Ce soir-là, dans la chaleur torride du mois d’août, Lorelei portait la même blouse de soie bleu ciel qu’à leur première rencontre au studio, mais hésitait à enfiler son imper. Après un goûter frugal et des ébats fougueux dans son modeste une pièce et demie, ils allaient rejoindre les bros au club et peut-être, faisant fi des interdictions de Bart, Lorrie monterait-elle le rejoindre sur scène le temps d’entonner quelques chansons qui officialiseraient leur union. Comme d’habitude, pour ne pas attirer sur eux d’attention importune, elle et lui avaient emprunté la sortie arrière de l’immeuble Serling quand ces ombres avaient fondu sur eux. Lester avait d’abord flairé leur odeur, réminiscences des effluves du Mississippi, mais avant qu’il ait pu esquisser le moindre geste pour la protéger, ces choses avaient porté à Lorrie un premier coup en plein visage, lacérant profondément sa chair du bout d’une griffe invisible. Elle aurait voulu hurler de douleur, mais la terreur la privait apparemment de l’usage de ses cordes vocales.
Quels qu’ils fussent, d’où qu’ils provinssent, ces démons plus bleus que le blues l’avaient déchiquetée comme une poupée de chiffon en moins de temps qu’il n’en faut pour crier à l’aide. Et quand Lorrie n’avait plus été qu’un amas de chair ensanglantée, ces saloperies d’outre-monde l’avaient traînée sur le sol jonché de détritus vers le coin le plus sombre de l’impasse, sous le regard impuissant de son amant.
Avant que les ténèbres l’engloutissent, Lorrie avait tendu la main vers Les et, secouant sa torpeur, il s’était jeté au sol pour l’agripper et tenter de la retenir. Mais ce qui l’attirait dans la gueule d’ombre était beaucoup plus fort que lui et il ne lui était bientôt plus resté dans la main qu’un lambeau de soie bleu, arraché à la manche de son amoureuse.
Plus aucun son ne provenait du recoin le plus obscur du cul-de-sac. Dans ce silence étourdissant, Lester «Sweet Lips» Washington se doutait bien qu’elle avait disparu à jamais.
* * *
Pendant un trop long moment, il est resté prostré, assis sur la deuxième marche de l’escalier arrière de l’immeuble Serling à fixer le lambeau de soie bleue dans son poing. Au club, les bros, lassés de l’attendre, en étaient sans doute à la fin du premier set. Confus, il s’attendait néanmoins à l’arrivée d’une voiture de police à la sirène stridente, d’officiers qui lui passeraient les menottes sans délicatesse sous l’éclat éblouissant des gyrophares qui baigneraient la ruelle de rouge et de bleu.
Blue was just the color of her eyes, s’entendit-il chantonner d’une voix qui ne ressemblait guère plus à la sienne.
Maintenant, il avait presque envie d’emboucher son harmonica et d’y déverser sa peine, son tourment, son âme.
Maintenant, il savait, oh combien il savait la signification profonde du blues.
Auteur de romans, de nouvelles, de récits, d’essais et d’œuvres pour la jeunesse, Stanley Péan célébrera à l’automne 2023 ses trente-cinq ans de carrière littéraire avec Cartes postales d’outre-monde, recueil de trente-cinq nouvelles inspirées par autant de tableaux de son ami illustrateur Jean-Michel Girard, dont la publication aux éditions Mains libres coïncidera avec la réédition de son tout premier bouquin, La plage des songes, initialement paru en octobre 1988.