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Une présente, un absent

Une brèche s’ouvre; en jaillit une nouvelle brillance. Personne seulement, de Laure Morali, manipule des mots venus d’ailleurs, des images trouvées dans la mer.

Thématique·s
Poésie

Une brèche s’ouvre; en jaillit une nouvelle brillance. Personne seulement, de Laure Morali, manipule des mots venus d’ailleurs, des images trouvées dans la mer.

Thématique·s

S’inspirant librement de la discographie de Leonard Cohen, ce recueil-palimpseste est un exercice à la fois de réécriture et d’appropriation. L’instance poétique de Personne seulement déambule dans les rues de Montréal, à l’écoute d’un air familier et d’un rythme parfait sur lequel graver son poème. Se laissant guider par l’univers musical et littéraire de Cohen, elle entame un long dialogue avec les figures qui hantent ses chansons:

«

 

si loin

l’un de l’autre

nos mondes

 

se rapprochent par un seul couloir

 

le chant

»

Les intonations de la voix, les va-et-vient du souffle, les motifs que le vent dessine et les marées incessantes: ce sont des mouvements dont la tension remarquable, entre calme et puissance, inspire l’écriture de Laure Morali. Cette poétique se marie à merveille avec les thématiques récurrentes dans l’œuvre de Cohen et leur permet de prendre vie sous une forme inédite. Depuis la disparition, en 2016, de l’auteur-compositeur-interprète montréalais, plusieurs productions artistiques se sont donné pour mission de lui rendre hommage. Ce terreau est toujours aussi fertile: Personne seulement témoigne de la grandeur et de la fécondité du travail de l’artiste. Dans une structure simple et épurée, Morali évite d’ériger la figure de Cohen en sujet central de sa poésie. Elle choisit plutôt d’écrire à travers son œuvre, en investissant les cases laissées vides, les ouvertures qui appellent la conversation.

Parler, chanter, danser

La voix narrative du recueil entre en conversation avec les images qui peuplent le monde poétique de Cohen. Elle s’offre aussi entièrement aux mots de plusieurs autres forces, dont l’identité demeure mystérieuse. Que ce soit à Suzanne, à Marianne, au vent, à la lumière ou au désir, elle adresse un texte tantôt à la deuxième personne du singulier, tantôt à la deuxième personne du pluriel. L’instance de Personne seulement se construit à côté d’une altérité qu’elle traque et perd d’un même geste: «danse-moi à la parole / que j’écrive contre / l’avenir contre / la clarté». Cette parole dansante et chantante transparaît dans tout l’ouvrage et brouille son origine. La lecture de Personne seulement donne l’impression d’un livre traversé par plusieurs voix qui veulent fusionner. Inévitablement, nous sommes porté·es à chercher celle de Cohen. Chaque vers est double, imprégné par une possible référence à une chanson, à un poème. Nous traquons l’anglais, nous traduisons malgré nous pour ne pas manquer un morceau d’imaginaire; nous désirons retrouver «un joueur de guitare / sa voix bluegrass / sent le pain chaud voyage / partout où la vie glisse / sous les mégots écrasés / les larmes sèches». Par cette obsession interprétative, Cohen est là, en filigrane, nonobstant l’évidence de l’italique lorsqu’il est explicitement question de ses vers dans les textes de Morali. Ainsi, le recueil a deux langues (l’une présente; l’autre absente) tout comme il a deux auteur·rices (l’une présente; l’autre absent).

La mesure du rêve

L’écriture de Personne seulement semble avoir été longtemps travaillée, raturée, réduite à son plus juste mot. Comme on retrouve, dans cet ouvrage, une réciprocité entre littérature et musique, l’attention au rythme et à la sonorité des poèmes dirige la forme de l’œuvre. La douceur du propos jumelée à son élan déambulatoire ressortent dans une poétique qui laisse respirer les textes et permet aux images de se déposer comme un nuage de poussière: «nombre de mots / lancés dans le vide / pour retenir un frisson / de notre présence commune». Ici et là, un même enjambement est repris. Le murmure mental de la lecture se transforme en scansion et devient l’instrument à vent d’une écriture qui cherche à faire rêver. Or, ce désir de flânerie, transmis par l’instance narrative, achoppe parfois et perd à regret son erre d’aller. En effet, le recueil est parsemé presque mathématiquement de guillemets encadrant certaines strophes. Est-ce que la seule présence du registre du dialogue et de la conversation suffit à justifier leur apparition? Inarrêtable, l’effort d’interprétation cherche un motif récurrent, une clé à leur usage; c’est que, ainsi disposé, un signe de ponctuation attire inévitablement l’œil:

«

 

la vie qu’on augmente

en la diminuant

écriture des nuages

 

»

 

Serait-ce une autre voix ou une parole rapportée? S’agit-il d’une réécriture ou d’un honnête ravissement? Ces questions que Personne seulement nous oblige à nous poser et cet arrêt dans la lecture ne constituent-ils pas, quoi qu’il en soit, toute la force de l’œuvre?

Auteur·e·s
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Laure Morali
Montréal, Mémoire d'encrier
2023, 114 p., 19.95 $