j’écris en périphérie
Lise Gaboury-Diallo
qu’est-ce que cela veut dire
nager en français
à contre-courant
ma langue
une bouée choisie
et chantée en sol mineur
que dire quand mon parolier
évoque rarement les silos ou la prairie
de mon far Ouest
venu de la marge
il surgit
en marge de la marge
mon fantôme de l’isolement
hantise appelée distance
tu me guettes
m’accules contre ma vérité
ancrée ici par choix
mais aussi par ce hasard
qui rôde affamé de lumière
j’écris
toujours en périphérie
comme chacun s’inscrit au centre
de son univers distinct
j’ai mesuré l’indifférence
du ciel lointain
où l’ange du silence
avec sa transparence facile
me tente souvent
voudrait me pousser
à tirer sur les fils apparents
de la courtepointe de ma vie
la majorité cousue en anglais
avec ces mots aplatis
crochetés dans ce tissu de mes jours
communauté
porte-parole
et belonging
mais mon mirage à moi
me séduit avec sa langue
de mousseline et de soie
j’écris à l’ombre d’un désir
courant devant les saisons
sans toujours savoir
ce que cela veut dire
être comprise
écrire n’importe où c’est jouer
des anicroches avec l’alphabet
sans avantages
ni inconvénients
mais si j’écris d’ici
ma parole flotte indéfinissable
dévie par ricochet
suit les courants des alizés
portée par un accent singulier
ma parole s’est collée
comme une ventouse aux voyelles
et consonnes
elle s’accroche à hier
cherche en tâtonnant
demain
j’ai toujours habité le lointain
suis partie puis revenue
suis moi-même revenante
je porte l’ailleurs exotique
au creux de mes mots
près de la margelle d’un puits
profond
millénaire
mes lettres tombent
petites feuilles vertes ou sèches
elles s’accumulent pour dire
terre soleil neige horizon
soif et fantaisie
ma langue est un épouvantail
indompté qui frémit
ni en faux ni en vrai
mais en français
j’essaie de capter les tourbillons
bien brassés de cultures hybrides
mêlées d’émoi et d’inconnu
tamisées par le temps
toujours en flux
je tente de dire l’insondable
décrire l’intangible juste à côté
cette réalité près de tout le reste
hors bornes
écrire tout simplement
dans cette langue
mienne
Lise Gaboury-Diallo a publié plusieurs recueils de poésie, dont cinq aux Éditions du Blé, un aux Éditions de la Nouvelle Plume et un dans la collection «Poètes des cinq continents» des Éditions de l’Harmattan. Ses deux recueils de nouvelles, Lointaines nouvelles (2010) et Les enfants de Tantale (2011), sont parus aux Éditions du Blé.