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Le sombre calice des messes basses

Bardée d’une flopée de prix parmi les plus prestigieux, Mariana Enríquez, la grande découverte sud-américaine des éditions du Sous-sol, fait son entrée dans l’élégante collection «Coda», d’Alto, relançant à vive allure l’entreprise de révélation de l’étoile noire qu’est Notre part de nuit.

Littératures de l'imaginaire

Bardée d’une flopée de prix parmi les plus prestigieux, Mariana Enríquez, la grande découverte sud-américaine des éditions du Sous-sol, fait son entrée dans l’élégante collection «Coda», d’Alto, relançant à vive allure l’entreprise de révélation de l’étoile noire qu’est Notre part de nuit.

D’abord confidentielle, la circulation de cette sombre promesse s’est faite au gré des murmures d’initié·es passionné·es de projets hors norme. Le raz-de-marée n’a toutefois pas tardé à émerger de ces lames de chuchotis, toujours plus nombreuses à éroder l’indifférence ordinaire à l’endroit des œuvres de l’imaginaire. Puis le couronnement a eu lieu dans la pénombre éclairée du Prix Imaginales, du Grand prix de l’imaginaire et, délicieuse surprise, du Prix des libraires du Québec (dont il faut ici saluer l’audace). À l’affût d’«étonnant», les éditeur·rices chez Alto n’ont fait ni une ni deux et se sont emparé·es du trésor d’obsidienne, en réitérant le serment nocturne de poursuivre la dévoration du mégalithe des profondeurs. La maison a lancé, en avril 2023, un autre ouvrage de l’autrice, Les dangers de fumer au lit. En attendant, on peut déjà découvrir la forme courte de l’œuvre de l’autrice avec son recueil Ce que nous avons perdu dans le feu (Sous-sol, 2017).

Lovecraft en Argentine

Cousin ténébreux des livres de David Mitchell (également publiés en partie chez Alto) et de Roberto Bolaño, Notre part de nuit met en scène un père, Juan, et son fils, Gaspar, qui tentent par tous les moyens d’échapper à une secte secrète, perverse et démesurément puissante. Dans les ruines d’une Argentine dévastée par la dictature fleurit une cabale obsédée par l’immortalité, prête à des horreurs extrêmes pour parvenir à ses fins. Juan et Gaspar, en dépit de leur opposition à l’atrocité des méthodes occultes de la secte, qui impliquent souvent la torture ou le meurtre ritualisé, sont indispensables au groupe, puisque sans eux, les membres se retrouvent dans l’incapacité de communiquer avec l’Obscurité (entité on ne peut plus lovecraftienne et source de tous leurs pouvoirs). Je n’ai certainement pas l’habitude des traumavertissements, mais il faut bien reconnaître que les sévices relatés dans ce roman sont à la hauteur de ce que les humains ont pu inventer de pire envers ceux et celles qu’ils auraient dû considérer comme leurs semblables. Cette violence, par moments insoutenable, apparaît toutefois artistiquement justifiée, car le texte vise à décrire, sans l’édulcorer, la barbarie de la junte militaire (dont celle des Initié·es est un miroir). Enríquez ne fait que broder sur la courtepointe déjà fort chargée des horreurs de l’Histoire.

Dans la grotte de la Brujeria, il y a un gardien, qu’on appelle un invunche. C’est un bébé entre six mois et un an que les sorciers ont enlevé et qu’ils martyrisent: ils lui brisent les jambes, les mains et les pieds, et quand ils ont fini, ils lui tournent la tête à cent quatre-vingts degrés, comme dans L’Exorciste. À la fin, ils lui entaillent profondément le dos, sous l’omoplate, et enfoncent son bras droit dans la plaie. […] On le nourrit avec du lait humain et, plus tard, également avec de la chair humaine. Il doit marcher comme une bestiole à moitié écrasée.

Enquête paranoïaque

De la Londres psychédélique des années 1960-1970 aux riches villas des propriétaires terriens argentins, l’enquête-poursuite hallucinatoire se déploie jusqu’à la Buenos Aires contre-culturelle, où l’hydre sidéenne fait des ravages. Les cernes du révolté Juan se creusent au rythme de sa déchéance, alors qu’il tente, aidé par une poignée de dissident·es, de mettre son fils à l’abri du destin que lui réserve l’Ordre. On pense souvent au pistolero de la série La tour sombre, l’un des pinacles de l’œuvre protéiforme de Stephen King. Entre fantasy, horreur et jeu de piste, la paranoïa se développe grâce à d’habiles changements de perspective dans la narration déconstruite de ce casse-tête occulte. Stylistiquement sobre, rappelant le journalisme, l’autre profession d’Enríquez, le roman n’est pas pour autant exempt de fulgurances poétiques, qui prennent racine dans la passion que voue l’autrice à la poésie anglo-saxonne (T. S.Eliot et William Butler Yeats, pour ne nommer que ceux-ci).

De la genèse du culte à l’élucidation du funeste sort de Rosario (la femme de Juan et la mère de Gaspar), il n’y a à peu près jamais de temps morts dans cette fresque de huit cents pages, qui s’intéresse longuement à la façon dont le jeune Gaspar surmonte son traumatisme. La fin laisse même présager une suite éventuelle à cette somme déjà monumentale. Rarement aura-t-on rencontré un mélange aussi ambitieux de littérature ésotérique, de culture guarani (une langue autochtone transfrontalière d’Amérique du Sud), de fascination homoérotique et de tant d’autres choses qu’il serait trop long de résumer. Il faudra, pour vous en rendre compte, boire à votre tour à ce sombre calice des messes basses. À vos risques et périls.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Mariana Enriquez
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
Québec, Alto
Coda
2023, 816 p., 27.95 $