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Alors on danse

Un ouvrage réussi, soutenu par des textes accessibles s’adressant à un public plus large de praticien·nes de l’art

Thématique·s
Essai

Un ouvrage réussi, soutenu par des textes accessibles s’adressant à un public plus large de praticien·nes de l’art

Thématique·s

Dans le coin droit de la couverture, une femme nue marche. Le corps en mouvement se détache d’un fond désertique grisâtre, qu’on imagine être un paysage désolé, constellé de sédiments. Quatre lignes plus foncées, imbriquées dans la pierre, courent de la première à la quatrième de couverture. Le titre, Abécédaire du corps dansant, embossé dans le carton, est coupé en trois parties et représente une sorte de danse syncopée. Les vingt-six mots de l’abécédaire sont inscrits sur l’ouvrage. Au centre de la couverture, le nom de l’artiste, chercheuse, professeure au Département de danse de l’UQAM de 2003 à 2022 et autrice Andrée Martin, ainsi que celui de Dominique Malaterre, photographe qui alterne recherche et création et qui a collaboré deux fois avec les éditions du Passage, notamment pour le très beau livre sur la cuisine Toqué! Les artisans d’une gastronomie québécoise (2012). 

Danse libre

Dans le communiqué de presse, les éditions du Passage présentent cet ouvrage comme un «livre hors norme», ce qui se révèle un peu exagéré. Dans sa structure, sa mise en page, ses choix plastiques, Abécédaire du corps dansant est un livre plutôt traditionnel. L’approche privilégiée par Martin est néanmoins très vive. La cofondatrice du Laboratoire Arts vivants et interdisciplinarité, qui a investi pendant près de quinze ans le champ de la pratique pour teinter celui de ses recherches ayant abouti à cet opus, offre un «projet à ramifications plurielles et plurivoques». Comme l’explique l’autrice, «le choix des termes/thèmes a répondu à cet élan instinctif, à ce désir de ne pas privilégier une dimension et une réalité du corps plus qu’une autre». Ne cherchez pas d’ordre alphabétique conventionnel dans cet ouvrage: les mots sont des électrons libres qui en appellent d’autres et convoquent également des gestes et des idées. Dans de courts textes de trois à quatre pages, la poésie rencontre la théorie, et le corps, la tête – et l’inverse est aussi vrai. Les périodes d’écriture de Martin sont suivies «d’exploration en studio, de pratiques corporelles de toute sorte» et elles constituent un parcours de pensée extrêmement concret. De plus, il y a cet aller-retour, cette «contamination du corps dansant sur la photographie, et inversement de la photographie sur le corps dansant», dont parle l’autrice dans sa préface. Toutefois, la cocréation n’est pas très convaincante. Si, d’un point de vue esthétique, les photographies de Malaterre s’avèrent somme toute intéressantes, elles développent avec le texte un rapport plutôt confus ou carrément plaqué sur le sujet, pour ne pas dire cliché par moments. Divers genres et univers se côtoient sur le papier mat – un paysage enneigé, une boîte remplie de couleuvres, un visage, des mains –, mais «[l’]écho performatif visuel [des] multiples références» brouille la lecture et nous laisse totalement indifférent aux images et à leur résonance dans le travail de Martin.

Prismatique

Bien que tourné presque essentiellement vers le corps en mouvement, le propos saura susciter l’intérêt d’autres praticien·nes curieux·ses des pratiques d’autrui et des processus créatifs. Dans une harmonie de références, allant des plus générales aux plus spécifiques – on compte, parmi les cité·es, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Marguerite Duras, Serge Bouchard, mais également Okakura Kakuz, avec son ouvrage sur l’art du thé –, les textes ne sont pas qu’un ramassis de savoirs universitaires et occidentaux. C’est fondamentalement le travail d’une artiste très ouverte sur l’autre, curieuse de tout ce qui pourrait influencer la discipline qu’incarne la danse. L’emboîtement des citations avec le corps du texte se révèle équilibré, le tout est bien calibré. Martin se laisse joyeusement altérer par ses lectures et ses expérimentations, et le livre s’adresse intelligemment aux lecteur·rices.

Par contre, dans l’optique d’une plus grande accessibilité, il aurait été judicieux de traduire les extraits en anglais vers le français. Du point de vue visuel, les pages sont souvent trop ornées de signes. En comptant les notes de bas de page (qui se retrouvent en fait sur le côté de la page), ainsi que les mots qui forment l’abécédaire et s’ajoutent aux extrémités du cadre, lequel est coiffé de chaque terme traité, la page typique demeure assez chargée.

Si l’on pense à des ouvrages structurants comme Recréer/scripter (Les presses du réel, 2015), d’Anne Bénichou, ou encore Compagnie Marie Chouinard (2010), publié aussi par les éditions du Passage, Abécédaire du corps dansant ne fait pas pâle figure à leurs côtés. Ce livre agit comme un «filet que l’on jette à la mer des possibles et des imaginaires, sans savoir réellement ce qu’il ramènera». C’est tout l’intérêt d’une telle œuvre.

 

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Andrée Martin, Dominique Malaterre
Montréal, Éditions du Passage
2023, 264 p., 79.95 $