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Haute dévoration

En faisant siennes les idées de nation arc-en-ciel, revendiquées par le Brésil, Daniel Grenier revient au roman en assumant un melting-pot bigarré. Disparition au cœur du Yukon, jeu littéraire sur les traces d’Ernesto Sábato et texte apocryphe d’Ambrose Bierce figurent au menu de cette sauterie moderniste.

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Roman

En faisant siennes les idées de nation arc-en-ciel, revendiquées par le Brésil, Daniel Grenier revient au roman en assumant un melting-pot bigarré. Disparition au cœur du Yukon, jeu littéraire sur les traces d’Ernesto Sábato et texte apocryphe d’Ambrose Bierce figurent au menu de cette sauterie moderniste.

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Les romans axés sur des livres perdus ont décidément la cote par les temps qui courent, et il n’y a pas à chercher trop loin pour établir la fratrie littéraire d’Héroïnes et tombeaux. Nous sommes nombreux·ses à avoir lu avec délectation le Goncourt 2021, La plus secrète mémoire des hommes (Philippe Rey), de Mohamed Mbougar Sarr, dont une bonne partie de l’intrigue se déroulait à Buenos Aires. Le personnage T.C. Elimane (l’énigmatique auteur fictif du Labyrinthe de l’inachevé) y rencontrait d’autres spécialistes des jeux de piste littéraires, soit Witold Gombrowicz et Ernesto Sábato. Par un effet de miroir qui ne s’en tient pas qu’au titre, mais qui calque jusqu’au nombre de chapitres le chef-d’œuvre de Sábato, Héros et tombes (Seuil, 1967), Daniel Grenier s’inscrit dans une tradition dont l’un des plus illustres représentants est certainement Roberto Bolaño, avec les romans Les détectives sauvages et 2666, parus en France chez Christian Bourgois en 2006 et 2008.

La loi fondamentale de la colonisation artistique

Ainsi, un tiers de ce nouveau roman de Grenier est un livre dans le livre. C’est sans conteste dans cette portion de l’œuvre que l’écrivain se montre le plus virtuose, en pastichant un autre monstre sacré des lettres: l’américain Ambrose Bierce, auteur de contes macabres et d’un célèbre recueil d’aphorismes lapidaires teintés d’humour noir, le Dictionnaire du diable, dont la première édition française date de 1955. Profitant de lacunes historiques quant aux circonstances qui ont facilité la disparition de l’écrivain après sa participation avérée à la révolution mexicaine de Pancho Villa, Grenier s’imagine sa fuite vers le Brésil, sa rencontre avec les modernistes de São Paulo, le Grupo dos Cinco.

Formé entre autres des peintres Anita Malfatti et Tarsila do Amaral, ainsi que du romancier Oswald de Andrade, ce mouvement du début du XXe siècle exposait la loi fondamentale de la colonisation artistique, soit la révélation d’une esthétique omniprésente de la «déglutition» (pour ne pas dire de la dévoration), le fort mangeant le faible, l’empire rotant, sur une octave plus haute ou plus basse, ce qu’il n’avait pas hésité à croquer au fond d’un temple cambodgien. Bref, c’est ce que l’on nomme aujourd’hui, et avec circonspection, «l’appropriation culturelle». Cette idée, présentée dans le Manifeste anthropophage (1928), d’Oswald de Andrade, devient, sous la plume de Grenier, littérale, dénuée de sa dimension métaphorique. Elle se métamorphose en secte cannibale omnipotente sur laquelle Bierce mène une enquête hallucinée et paranoïaque. C’est le Rapport sur les anthropophages:

Difficile d’affirmer avec certitude à quel moment on a décidé de mon sort. Et de quelle partie de mon corps on allait se repaître. Le cœur, ai-je entendu dire, possède un goût recherché par les connaisseurs: le sang y est moins ferreux, le muscle est d’une tendreté exemplaire. [...] Voilà une des nombreuses connaissances que j’ai acquises auprès des cannibales civilisés.

(Trop) vaste programme

Pour ce qui est des deux autres tiers du roman, Grenier revient à des personnages précédemment mis en scène dans Françoise en dernier (Le Quartanier, 2018). Héroïnes et tombeaux est donc aussi la suite directe de ce livre, qui s’intéressait à la thématique du coming of age, pour le dire comme l’omniprésence télévisuelle nous le dicte. Adolescente de la classe moyenne, Françoise y faisait une fugue, portée par sa révolte et une obsession pour Helen Klaben, qui a survécu une cinquantaine de jours en région éloignée, au Yukon, à la suite de l’écrasement de son avion. Françoise y rencontrait Alexandra Pearson, délinquante rescapée des familles d’accueil, avant que leurs chemins ne se séparent. Vingt ans après ces événements, Héroïnes et tombeaux relate les efforts d’Alexandra, maintenant une journaliste d’investigation réputée, pour découvrir ce qu’est devenue son amie. Parallèlement, elle enquête sur la mystérieuse disparition de Bierce, sur l’authenticité de son texte apocryphe et sur l’éventuelle existence de la secte qu’il souhaitait exposer.

Le moins qu’on puisse dire est que le programme est vaste. Un peu trop, peut-être. L’arrimage de ces trois trames paraît souvent heurté, comme les morceaux d’un ambitieux casse-tête qui ne convainc qu’en partie une fois assemblé. Le dernier segment, apocalyptique et à saveur de COVID-19, laisse un drôle d’arrière-goût à cette œuvre pourtant originale. Si le miracle de L’année la plus longue (Le Quartanier, 2015) ne se répète pas ici, il faut tout de même souligner l’ampleur de la geste, la hauteur des idées et le phrasé élégant de ce palimpseste quelque peu désordonné.

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Daniel Grenier
Montréal, Héliotrope
2023, 384 p., 29.95 $