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La joie comme outil de résistance

La joie comme outil de résistance

Trois générations de femmes se construisent un quotidien et prennent soin les unes des autres. Entre sa mère et sa fille pleines de joie, une femme habitée par une grande part d’ombre survit grâce à elles.

Roman

Trois générations de femmes se construisent un quotidien et prennent soin les unes des autres. Entre sa mère et sa fille pleines de joie, une femme habitée par une grande part d’ombre survit grâce à elles.

Miriam Toews avait déjà reçu plusieurs distinctions (notamment le Prix du Gouverneur général en 2004 et en 2018), quand l’adaptation au cinéma de son livre Ce qu’elles disent (Boréal, 2019), réalisée par l’icône canadienne Sarah Polley, a été à son tour récompensée par de nombreux prix (dont l’Oscar de la meilleure adaptation), confirmant la place de l’autrice, née au Manitoba, dans le firmament des plumes canadiennes qui s’illustrent, ici comme à l’international. 

Les thèmes de prédilection de Toews oscillent entre l’ombre et la lumière (pensée pour Marie Carmen). Dans Nuit de combat, son plus récent roman paru en français aux éditions du Boréal, l’écrivaine nous revient avec des sujets qui lui sont chers: les deuils et la solidarité.

Dans la première partie de l’ouvrage – pratiquement un huis clos –, on découvre la narratrice, Swiv, une enfant de neuf ans renvoyée de l’école à la suite d’une énième bagarre. Elle vit avec Elvira, sa grand-mère, à qui elle enfile les bas de contention, et dont elle connaît la liste de médicaments par cœur. Sa mère, «la personne la plus instable du monde», travaille comme comédienne au théâtre malgré une grossesse qui approche de son terme: «Qu’arrive-t-il a un enfant si toute sa famille est folle? ai-je demande a grand-maman. Eh bien, pour commencer, a dit grand-maman, pas mal d’anxiete?»

L’enfant passe plus de temps avec sa grand-mère qu’avec sa mère. D’une part, Swiv aide Elvira dans différentes tâches; de l’autre, elle découvre l’histoire de son aïeule et s’approprie les récits familiaux:

Avec l’argent, grand-maman a remboursé toutes sortes de dettes et elle s’est acheté une porte-moustiquaire pour sentir la brise du soir sans se faire dévorer par les moustiques après s’être traînée toute la journée sous le soleil impitoyable des Prairies. Elle avait rêvé d’une porte-moustiquaire toute sa vie.

Escapade californienne

Après le huis clos, qui se déroule dans la maison familiale de Toronto, le roman se poursuit en Californie, tandis que le duo grand-mère/petite-fille rend visite à des parents. Ce voyage multiplie les péripéties et met en relief le caractère vaudevillesque des frasques des personnages. L’œuvre ne serait pas réussie sans cette oscillation entre les aventures cocasses et les réflexions senties sur la nature humaine:

Lou a servi un verre de vin blanc à tout le monde et proposé un toast à la famille. Il avait l’air à la fois heureux et triste. Cet air est fréquent chez les adultes parce qu’ils sont occupés et doivent faire plusieurs choses en même temps, et même ressentir des choses. Grand-maman a renversé la tête et laissé le soleil briller sur son visage.

Le trio formé par Lou, Swiv et Elvira, même s’il n’a pas l’envergure du clan Malaussène, a quelque chose de théâtral, de loufoque et de merveilleusement attachant qui rappelle la célèbre série de Daniel Pennac, moins les crimes sanglants: «L’homme a fait un câlin a grand-maman pendant que je la poussais. Il m’a souhaite de bien m’amuser en Cali. La vie est trop courte pour que les vieux se donnent la peine de prononcer les noms de lieux en entier.»

Notons que Lori Saint-Martin et Paul Gagné, traducteur·rices des livres précédents de Toews, ont su créer une langue vive et ludique, pour que cette narratrice enfant puisse prendre vie en français.

Solidaires

Le roman, farfelu et adorablement invraisemblable, pourrait se résumer à cette phrase: «On a le droit d’exagérer un peu, [...] surtout quand il y a une part de vérité.» Nuit de combat offre aux lecteur·rices des aventures aux traits trop gros, mais qui décrivent de très belle manière la nature des liens familiaux, des deuils, des solidarités féminines, des démons intérieurs et de la tendresse.

Encore une fois, Miriam Toews met en scène des personnages féminins qui sortent des cadres et dérangent, conscients par moments de lutter contre des structures difficiles à changer: «Des hommes par ailleurs sains d’esprit et respectables perdent les pedales quand des femmes tentent de se liberer.» Même si la jeune narratrice croule sous des responsabilités qui ne sont pas de son âge, elle est aussi inondée d’amour et d’enseignements, comme celui-ci: «La joie, a dit grand-maman, est la résistance.»

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Miriam Toews
Traduit de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Montréal, Boréal
2023, 288 p., 29.95 $