La pensée n’est pas un petit accident en l’Homme.
– Alain
*
Je conserve un vif souvenir de ma première journée en compagnie du sociologue Michel Freitag. Elle s’est déroulée à sa ferme d’Acton Vale en Estrie. Il y habitait une maison de campagne au toit pentu en tôle verte, dont la pièce centrale était une salle à manger aux murs lambrissés, où vous accueillait un vieux poêle à bois magnifique. Les plafonds étaient bas et Freitag, qui était costaud, y semblait un géant égaré dans une tanière de Hobbit. La maison était entourée d’une ancienne érablière et d’une jeune chênaie que le sociologue cultivait et chérissait. En automne, le boisé, traversé de ruisseaux, regorgeait de morilles, de chanterelles et de bolets. Pas très loin de la maison, à quelques encablures du potager, au bout du chemin qui menait à la route principale, on trouvait une grange où les vaches avaient cédé la place à des voitures hors d’usage. Quelques carcasses d’autos gisaient aussi çà et là autour du bâtiment, notamment une vieille Citroën DS. Ce cimetière était une source inépuisable de pièces de remplacement pour les voitures des amis ou les siennes, comme sa Renault 5 brinquebalante, parfaitement impropre à contenir un colosse comme Freitag. Michel m’a confié un jour, sourire en coin et le regard brillant, avoir hésité dans sa jeunesse entre deux vocations: se con- sacrer à la théorie générale de la société ou devenir ferrailleur. La passion des concepts l’avait emporté sur celle des débris métalliques, mais la scrap n’avait pas dit son dernier mot, à l’évidence.
À l’époque, je commençais, sous sa direction, un mémoire de maîtrise sur l’écologie autour de la pensée du philosophe Hans Jonas. Il m’avait invité chez lui à l’occasion du méchoui qu’il organisait chaque année au mois d’août pour réunir des amis, des collègues, des étudiants. À la ferme, on mangeait, buvait, fumait énormément, mais on discutait encore plus. La parole circulait, vive, érudite, tumultueuse, orageuse parfois, souvent faussement assurée, mais jamais désespérée de trouver une vérité et la possibilité d’un accord dans le trésor infini des réalités qui constituent notre monde. Des joies qu’offre l’existence, j’en connais peu qui égalent celles que me procuraient de tels échanges. C’est dans la parole que naît la pensée. Et c’est lorsque l’intelligence malmène le langage, qu’elle devient automatique et utilitaire, qu’elle étouffe.
Michel avait une âme de paysan. À ses yeux, du même bleu que ceux de cet autre écrivain paysan aux mains gigantesques que fut John Berger, la réalité était l’accord toujours incertain du sens et de la sensibilité, de l’esprit et de la matière. Il aimait répéter qu’en allemand, «paysan» se dit «Bauer», celui qui bâtit, celui dont l’activité consiste à donner une forme habitable et un sens au sol, à la terre, au pays. Tout le contraire de ce que fait la grande industrie, qui dissimule son activité dans des ateliers ou de vastes usines, sur les façades desquels, rappelait Marx, le capital affiche brutalement son intention de se soustraire au regard et au jugement du public: Private property. No trespassing. L’historien Eric Hobsbawm juge que le changement le plus spectaculaire de la seconde moitié du XXe siècle aura été la fin de la paysannerie, parce qu’elle coupe à jamais l’humanité de son passé. Dans son roman Cocadrille, qui porte sur les derniers paysans des Vosges, John Berger se demande ce que signifie la disparition de ces êtres dont l’essence avait toujours été précisément de ne pas disparaître. Que laisse présager cette rupture? Quel peut bien être désormais le sens du verbe «durer»? Ces interrogations, Michel les portait en lui et les avait placées au cœur de sa sociologie.
Lors de mon premier méchoui à la ferme, la fête s’est étirée très tard dans la nuit. Entre 10 heures du soir et 4 heures du matin, alors que nous n’étions plus qu’une poignée à tenir debout, j’ai pu assister à un curieux manège. À intervalles réguliers, tandis que nous étions tous attablés et que les discussions fusaient et passaient de Heidegger à la guerre d’Algérie, de la fabrication du vin à la question du désir de reconnaissance chez Hegel, notre hôte se levait et disparaissait. Une bielle du tracteur de Michel était brisée. L’engin se trouvait dans un garage attenant à la maison. Notre hôte quittait la table pour s’en aller réparer sa machine.
Puis il revenait au bout d’un quart d’heure avec ses immenses mains pleines de cambouis, ouvrait une bouteille de vin, remplissait nos verres, et s’engageait à nouveau dans nos débats. Il repartait ensuite sans avertissement rejoindre son tracteur, pour réapparaître vingt minutes plus tard, pestant contre une pièce qui lui résistait, se vengeant d’un boulon récalcitrant sur une théorie qu’il jugeait faible, voire dangereuse. Et quand il avait haché menu l’affreuse théorie, il retournait à son garage, enhardi par cette victoire, pour reprendre son combat avec la machine, et le flot de nos échanges suivait son cours comme si de rien n’était. À l’aube, je ne sais qui de la bielle ou de mon esprit a déclaré forfait en premier, mais le manège nocturne a cessé.
À mon réveil, le lendemain midi, j’avais la bouche pâteuse et la tête lourde, comme de bien entendu. Dans la forêt où j’étais sorti pour retrouver mes esprits, j’ai croisé Michel conduisant son tracteur entre ses chênes, frais comme une rose, au travail depuis plusieurs heures. On eût dit le Socrate du Banquet qui, selon Platon, après une nuit de beuverie et de débat sur l’amour, «se rendit au Lycée, se lava et passa le reste de sa journée comme s’il s’agissait de n’importe quelle autre journée».
Quand Freitag est mort, en 2009, le philosophe George Leroux remarquait avec justesse que le sociologue n’avait rien de socratique, que son discours aux tonalités prophétiques était absolument dépourvu d’ironie. C’est très juste. Michel ne faisait jamais mine de ne pas savoir et son propos était émaillé de certitudes en apparence implacables. De Socrate, il avait cependant retenu que l’humanité a pour devoir de se comprendre, cette tâche fût-elle infinie, jamais achevée, toujours à recommencer. Il assumait aussi pleinement la dimension tragique de la pensée humaine, déchirée par le désir d’atteindre une vérité dont elle sait qu’elle lui échappera toujours au moins partiellement, engagée dans un dialogue sans commencement ni fin sur la beauté et la signification du monde. Seulement, cette confrontation, il ne la circonscrivait pas au discours, à la conversation. Elle était le propre de l’activité humaine et le moteur de l’histoire.
Sur ce point, Michel était plus près de Hegel, pour qui l’existence est cette force qui saisit en soi la contradiction et l’endure. La logique qui animait sa pensée était celle de la contrariété surmontée. Vivre en société, dans cette perspective, c’est passer outre la violence de l’altérité, des différends, des désirs antagoniques, pour les contenir dans un accord plus large où l’on puisse se reconnaître. Aussi, dans la pensée de Freitag, l’insensé n’est pas celui qui s’entête à rester dans l’inconscience de son ignorance, de sa non-sagesse, comme ce l’était chez Socrate. L’insensé, pour Freitag, c’est celui qui érige ses certitudes et ses petites différences en fondement de son identité, qui refuse d’accueillir la realite et autrui dans son existence, c’est-à-dire de participer par sa vie personnelle a celle qui anime la societe.
Car c’est bien en contribuant à l’édification du monde que l’humanité se connaît et fonde sa dignité. Et pour y arriver, elle ne peut prendre que «des chemins de traverse» et passer incessamment de «l’un a l’autre, d’une place a l’autre, d’un paysage a l’autre en les découvrant et en les explorant, tout en s’y reconnaissant soi-même de mieux en mieux». Face à la mort, chacun de nous est radicalement seul, certes, mais dans la vie, il n’y a de conscience, d’autonomie, d’individu qu’en relation aux autres. À l’origine de toutes les colères de Freitag, nombreuses, tonitruantes et véhémentes, au fondement aussi de son idéal critique, il y avait l’impératif de résister aux ravages du libéralisme économique qui, par sa logique de la concurrence, son atomisation de la société, sa dynamique d’expansion illimitée, renvoie chacun à soi-même et provoque la perte du monde, sa déshumanisation.
Michel était persuadé que la domination du capitalisme sur les sociétés humaines nous place dans une situation inédite et terrible. C’est une conviction que j’ai faite mienne. L’humanité est à l’âge de la responsabilité eu égard à la fragilité du monde, et cette responsabilité est accentuée par la puissance que nous confèrent nos moyens techniques. Pour nous, il n’y a plus d’exode possible, plus d’au-delà, plus de terre promise autre que celle que nous habitons déjà, et que nous avons pour tâche de rendre habitable. Notre réalité, disait Michel, nous pouvons la détruire, mais pas la transcender. Ce n’est pas le développement qui doit durer, mais notre être, arguait-il: «Michel-Ange plutôt que Tchernobyl, la beauté des papillons plutôt que la valeur des titres en Bourse, la “patience du jardinier” plutôt que la frénésie stressée de l’agriculture industrielle: voila l’utopie a laquelle on pourrait rêver encore longtemps, a condition de nous réinscrire dans la durée du monde». Hors de cette durée mondaine, l’humanité vit à côté d’elle-même. Elle s’expose à apprendre à ses dépens que la mort, c’est la dissolution de ce qui se tenait ensemble. Dans ces instants tragiques, rien n’est plus précieux que l’art de ferrailler.
Mark Fortier est sociologue. Éditeur chez Lux, il est également l’auteur de Mélancolies identitaires: une année à lire Mathieu Bock-Côté et, avec Serge Bouchard, de Du diesel dans les veines, essai qui a reçu le Prix littéraire du Gouverneur général en 2021 ainsi que le prix Pierre-Vadeboncoeur. Il a décidé de devenir chroniqueur à LQ pour s’assurer une retraite dorée, calcul qui a provoqué l’hilarité de ses enfants.