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Le King n'est pas mort

Pour notre plus grand bonheur, les éditions Pow Pow viennent de rééditer la première bande dessinée d’Iris Boudreau, Justine et Les fils du King, parue originellement en 2010 à La Pastèque.

Bande dessinée

Pour notre plus grand bonheur, les éditions Pow Pow viennent de rééditer la première bande dessinée d’Iris Boudreau, Justine et Les fils du King, parue originellement en 2010 à La Pastèque.

Il se passe des choses étranges à Pointe-Gatineau: des admirateurs d’Elvis se retrouvent aux Fils du King, un centre sportif dirigé par un patron un peu crosseur qui promet des reliques de Presley aux membres les plus persévérants.

Justine semble frappée par la malchance. Jeune orpheline de dix-huit ans, elle vit en colocation avec Manon, une femme sans âge, de prime abord sans histoire et apparemment dénuée d’émotions. En échange d’un loyer très bas, Justine traîne la carcasse de sa colocataire et s’occupe des tâches ménagères en attendant de dénicher un emploi.

Dans cette ville sans âme, elle se trouve une job à l’excentrique gym Les fils du King, où la passion première des adeptes est de suer en costume sur la musique d’Elvis Presley. Ces pauvres bougres attendent impatiemment d’obtenir des artefacts ayant soi-disant appartenu au King, en échange de sommes d’argent bien trop élevées pour que cette business soit honnête.

Un jour, un membre pas comme les autres fait son apparition: Guillaume, un jeune homme étrange et solitaire, un grand enfant qui adore les déguisements et l’écriture.

Faire face à son destin

Dans la mise en récit, tout est une question de crescendos, de climax, de retombées et de reprises du rythme pour que le texte se termine sur un dénouement tragique. Iris Boudreau a saisi l’essence de cet art et y excelle. Au premier coup d’œil, berné·es par un dessin simple et coloré ainsi que par des situations absurdes, nous pourrions penser que nous sommes dans une œuvre burlesque, mais que nenni! Cette première impression vire rapidement au glauque. L’ambiance oscille entre comédie et drame, puis laisse place à la fatalité du destin de Justine, qui est entourée de personnes mentalement instables, quoique touchantes.

Cette jeune femme tente désespérément de s’ancrer dans le réel, de se reconstruire après la mort tragique de ses parents, mais tout se met en travers de sa route. D’une naïveté déconcertante, Justine écoute les gentils fous du quartier, s’accroche à des miettes d’espoir qui disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues. Le semblant de normalité dans lequel nous pensions nous trouver s’étiole au fil des pages. La protagoniste découvre le passé et le présent dérangeants de sa colocataire; son amoureux potentiel est aux prises avec un trouble de la personnalité multiple; et cerise sur le gâteau, Justine perd son emploi aux Fils du King.

L’art d’être un·e autre

Le travestissement est au cœur du récit. Chaque personnage invente sa propre histoire pour fuir le réel. Guillaume aime porter des costumes de Pierrot ou de chats et raconter des histoires: sa pièce maîtresse est un oiseau de feu, qu’il ne sort que pour les grandes occasions; le propriétaire et les membres des Fils du King se parent des tenues flamboyantes d’Elvis; un habitant du quartier revêt l’habit d’un psychologue bénévole; Manon enfile des vêtements de travailleuse du sexe; Justine joue à la secrétaire. Tous·tes se cachent derrière des costumes de personnages stéréotypés pour échapper à leur misère économique et/ou sociale.

Ces êtres de papier semblent sortis d’un film de David Lynch, et la fin nous touche au plus haut point. Nous pourrions presque nous demander si cette histoire n’était qu’un rêve, un procédé surutilisé en littérature et au cinéma, mais l’ambiguïté qui se dégage de la bande dessinée crée son effet. De tels personnages peuvent-ils vraiment exister? La thématique du costume nous met la puce à l’oreille, mais choisir un camp n’est pas important. Ce qui prime, c’est de nous laisser porter par l’ambiance et d’entrer dans le monde de Justine, un monde flou où la frontière entre l’onirique et le réel nous échappe.

Loin de la série bien connue de l’autrice L’ostie de chat (dessinée et scénarisée avec Zviane), publiée chez Delcourt en 2012, ou de La liste des choses qui existent (en collaboration avec Cathon), parue à La Pastèque en 2013, Justine et Les fils du King s’inscrit dans une veine plus noire, plus profonde, où Iris Boudreau aborde de front les problématiques de santé mentale et met en scène la misère sociale, tout en conservant le ton humoristique et absurde qui façonne son univers et dont on se délecte.

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Iris
Montréal, Pow Pow
2023, 88 p., 22.95 $