Lettres québécoises me commande un papier? À moi? Un écrivain de romans de genre? De littérature populaire?
Car c’est ce que je suis. Pour certaines personnes du milieu littéraire, c’est embêtant. Qui dit roman de genre, dit «moins littéraire». Moins écrivain. Ne croyez pas que je veuille jouer à la victime (après tout, vu le nombre de livres que je vends, de quoi je me plains, hein?). Je suis très conscient que les choses ont changé dans notre petit cénacle, et pour le mieux. Quand j’ai sorti mon premier roman, en 1994 (Seigneur, apportez-moi une marchette!), la littérature d’horreur existait au Québec, mais de manière plus underground et plutôt nichée. Certains médias et critiques m’ont boudé pendant plusieurs années. Aujourd’hui, c’est bien différent. Très peu d’éditeurs refuseraient de publier un bon thriller et plusieurs d’entre eux ont développé leur propre collection de genre. Même chose du côté des médias, qui ont désormais des chroniques spécialisées. Bref, l’horreur, la SF, le polar, le fantastique, le noir ont le vent dans les voiles. Le large fossé qui existait il y a trente ans s’est beaucoup rétréci. Mais certaines conceptions ont la vie dure et empêchent ce fossé d’être totalement comblé. Permettez-moi de vous en exposer quelques-unes. D’emblée, je vous dirai que bon nombre de bouquins confirment effectivement plusieurs de ces a priori: c’est pour cette raison qu’il est si facile d’écrire de mauvais romans de genre. Mais ces conceptions ne représentent pas une fatalité. Croire qu’elles sont incontournables est une erreur et contribue à certains préjugés. Et vous m’excuserez si dans les lignes qui suivent, je me prends parfois comme exemple: dans un monde où l’autofiction règne sur la moitié de la production littéraire, mon narcissisme ne devrait pas trop détonner.
L’une des opinions les plus courantes est celle qui dit que les romans populaires ne sont pas littéraires. Si on entend par là la beauté des phrases, alors, oui, je suis d’accord (quoiqu’il y ait des exceptions, comme Andrée A. Michaud). Mais si on parle du style, c’est plus compliqué. Bien sûr qu’il y a des romans de genre mal écrits. Et qu’est-ce que le style? En ce qui me concerne, j’admets ne pas être un créateur de belles phrases que l’on peut encadrer sur les murs. Ce n’est pas mon talent, je l’ai compris il y a bien longtemps. Mais le style peut se situer ailleurs. Dans l’efficacité, par exemple, qui réside dans sa transparence. Que fait-on d’un auteur comme Simenon qui, analysé trop superficiellement, donne l’impression d’être dénué de style tant son écriture est épurée? Au contraire, cette économie de mots qui réussit à évoquer avec tant de force une ambiance est pour moi le travail d’un grand romancier. Le style n’est donc pas qu’une «belle» façon d’écrire, mais une façon personnelle et efficace de le faire. Stephen King n’est peut-être pas littéraire, mais il a une écriture plus «signée» que bien des auteurs dits sérieux.
Cette conception amène naturellement celle qui veut que la littérature populaire suive une recette établie, et qu’on y mette donc en scène des personnages plus fonctionnels et moins «authentiques». Par conséquent, on s’intéresserait donc davan- tage à l’histoire, à l’intrigue, qu’aux émotions. Évidemment qu’il existe une recette et tout le monde la connaît. Je suis le premier à l’admettre: j’ai de la difficulté à trouver, comme lecteur, de vrais bons romans de genre, car cette recette, je la décèle souvent et elle m’agace. Mais bon nombre d’auteurs tentent de la déjouer, de tordre les codes pour justement aller ailleurs. Mystic River serait un banal polar sans ses personnages bouleversants, de même que l’extraordinaire Bondrée d’Andrée A. Michaud (encore elle, je sais, mais que voulez-vous, je suis jaloux). Et que dire du célèbre épisode 3 de la série The Last of Us, dans lequel, en pleine apocalypse de zombies, on s’intéresse à la survie et à l’intimité d’un couple gai? Personnellement, je refuse de créer mes protagonistes à partir de catégories prédéfinies (il n’y a pas de héros dans mes histoires, ce sont des écorchés qui louvoient entre la clarté et la noirceur, et mes méchants sont souvent tragiques), je veux que mes histoires soient originales, bien sûr, mais qu’elles suscitent aussi de l’émotion. L’un n’exclut pas l’autre. Je ne dis pas que j’y réussis forcément, je dis que tout auteur sérieux (littéraire ou populaire) tend à ce but.
Évidemment, on entend aussi que les romans de genre sont moins personnels que ceux de la «vraie» littérature. Comme si on ne pouvait pas parler de soi dans un thriller ou une histoire d’horreur. Ma blonde psychologue m’a fait réaliser qu’à travers mes bouquins, j’examinais mes peurs et que je me donnais ainsi l’impression d’un certain contrôle sur elles. C’est parfois très conscient (ma peur d’être un mauvais père dans Hell.com, ma peur de la mort dans Ceux de là-bas), parfois inconscient (ma crainte d’influencer négativement les gens en pondant de l’horreur avec Sur le seuil, ma peur du chaos dans Il y aura des morts). De plus, un roman représente ce que l’auteur était au moment de son écriture. Je n’aurais pas pu écrire Aliss (qui parlait de ma peur de perdre ma liberté en devenant un trentenaire) à cinquante ans, comme je n’aurais pu imaginer Faims il y a deux décennies, alors que le livre examine la désillusion de la cinquantaine, ni Les sept jours du talion avant d’avoir eu des enfants. Bien sûr, la littérature populaire sera rarement aussi intime que l’autofiction, mais elle peut être néanmoins très révélatrice de l’intériorité de l’auteur et le placer face à lui-même, même s’il parle de vampires ou de tueurs en série dans son bouquin.
Le roman de genre ayant comme but premier de divertir (ce qui est vrai), il paraît moins noble que la «vraie» littérature. Je n’ai jamais trop compris pourquoi, d’ailleurs. Comme si être diverti excluait la réflexion et l’introspection. Le roman Notre part de nuit de Mariana Enríquez est un authentique roman d’horreur fort distrayant, doublé d’une métaphore brillante de la dictature en Argentine dans les années 1980. Cent ans de solitude, considéré comme un grand roman littéraire, est un des bouquins les plus imaginatifs et jubilatoires que j’ai lus dans ma vie. Et même si une histoire n’est que ludique, en quoi est-elle moins valable? Comme s’il était plus facile d’écrire un bon divertissement qu’un roman dit sérieux. Bien sûr, il y a les livres pondus à la chaîne, ceux qui suivent les recettes évoquées plus haut. Mais s’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que je travaille aussi fort sur mes romans que n’importe quel auteur littéraire sur le sien (ce qui n’en garantit pas la qualité, j’en conviens). Je me rappelle qu’un prof d’université m’avait lancé: «Stephen King ne pourrait jamais écrire un roman aussi socialement important que le Père Goriot de Balzac.» J’avais répondu: «Certes, mais Balzac n’aurait pas eu le talent d’inventer une histoire aussi imaginative et haletante que Pet Sematary.» (En réalité, je n’avais pas dit le mot «certes», mais comme je relate un dialogue universitaire…)
Toutes ces conventions finissent par créer des étiquettes chez les auteurs de genre. On fait de moi le spécialiste du roman d’horreur au Québec. Je commence à trouver ce chapeau lourd. Oui, certains écrivains populaires tiennent à leur étiquette, mais celle de l’horreur est dangereuse, car elle pousse des auteurs à être de plus en plus gore et sanglants, ce qui n’est vraiment pas intéressant. Pour d’autres romanciers, comme moi, le genre en question n’est qu’un moyen, un style, pas une fin en soi. Tous mes bouquins ne sont pas des livres d’horreur, mais il y a de l’horreur dans presque chacun d’eux. En fait, mon imaginaire est noir, je n’y peux rien, c’est comme ça. De Nancy Huston ou Philip Roth, qui ont souvent créé des histoires se déroulant dans des milieux intellectuels, dit-on: «Bah, inutile de les lire, je sais ce qui va se passer»? Pourtant, c’est ce qu’on fait avec les romans de genre. L’étiquette est pratique pour ceux qui veulent se forger rapidement une opinion sur un auteur qu’ils ne connaissent pas.
Voilà donc les conceptions toujours vivantes qui font en sorte que le fossé, quoique plus étroit, demeure entrouvert. Voilà pourquoi, même si je me sens accepté et plutôt apprécié comme personne dans la grande famille littéraire, on m’invite souvent à des tables rondes ou dans les médias pour parler d’horreur ou de frissons, mais rarement de création de personnages ou de littérature tout court; voilà pourquoi plusieurs individus croient que je ne lis que des romans noirs, alors que j’ai une formation littéraire et que mon auteur préféré est Émile Zola; voilà pourquoi bon nombre de gens du milieu sont convaincus de savoir ce que j’écris sans avoir rien lu de moi; voilà pourquoi lors du Prix des collégiens, on ne demande pas aux élèves ce qu’ils voudraient lire, mais on leur impose plutôt une liste de romans sérieux et littéraires que la plupart d’entre eux n’auraient jamais lus, parce que hey! on va pas véhiculer l’image que nos jeunes aiment des «romans de gare», quand même! Voilà pourquoi un écrivain très respecté dont je tairai le nom (parce qu’il est tout de même sympa) m’a déjà dit: «C’est idiot de comparer nos deux styles, on ne fait pas le même métier.» Voilà pourquoi lors de l’affaire Yvan Godbout, pendant les deux années cauchemardesques qu’il a vécues, le milieu littéraire n’est pas monté aux barricades avec autant de vigueur et de virulence que si on s’était attaqué à Michel Tremblay ou à Élise Turcotte (deux auteurs, par ailleurs, que j’apprécie, vous comprenez l’idée). Et voilà pourquoi, alors que je publie depuis trente ans, c’est la première fois qu’on me demande d’écrire dans Lettres québécoises.
Mais bon, que la revue ne m’ait jamais contacté avant, ce n’est pas grave, parce que, de toute façon, c’est un magazine d’intellos. Du moins, c’est ce que je me suis toujours dit. Voyez-vous, les préjugés existent des deux côtés.
Combien d’écrivains de genre prétendent que, dans les romans littéraires, il ne se passe rien? Que ce sont des livres élitistes? Que leurs auteurs se regardent écrire? Qu’ils n’ont aucune imagination? Et qu’ils n’y parlent que de leur nombril, convaincus que leur moindre petit drame personnel mérite deux cents pages d’introspection? Comme ceux liés aux romans populaires, ces préjugés sont parfois vérifiables, mais croire qu’ils sont inévitables serait bien simpliste.
Comme je l’ai mentionné, tout s’améliore. La preuve, c’est que les étiquettes ont de plus en plus tendance à se fusionner. Il y a vingt ans, on aurait dit de Fanie Demeule qu’elle écrit de la littérature sombre, introspective et poétique, ce qui est vrai, mais on n’aurait sans doute pas osé prononcer le mot «fantastique» et encore moins «horreur», alors qu’aujourd’hui plusieurs autorités le clament. Le roman Ténèbres de Paul Kawczak, tout littéraire soit-il, est une histoire à la fois poétique, d’aventure, érotique et d’horreur, ce qui est admis d’à peu près tout le monde. Manifestement, lorsque le roman a un aspect poétique, il semble que ça passe beaucoup mieux, mais c’est toujours ça de pris, non? Finalement, le fossé se remplira peut-être complètement dans un horizon pas si lointain.
Ce qui me permettra de le traverser et de lire Lettres québécoises.
Patrick Senécal est né en 1967 à Drummondville. Il a publié son premier livre en 1994, 5150, rue des Ormes. Depuis, il a publié une vingtaine de romans qui varient entre le thriller, l'horreur et le fantastique. Trois de ses romans ont été adaptés au grand écran. Il a aussi écrit pour le cinéma, la scène, la radio et la télévision. Il vit à Montréal.