Lire la rue comme le lieu d’un théâtre impromptu et quotidien est l’une des volontés d’André Carpentier, qui clôt, avec ces chroniques de l’asphalte, le cycle Quatuor du flâneur montréalais.
La rue est un espace commun aux profils multiples. Tantôt politiques, tantôt poétiques, les voies de communication terrestres sont les canaux qui irriguent et revitalisent une ville ainsi que ses zones vertes. Découvrir ou revisiter des endroits familiers peut être une véritable odyssée pour celui ou celle qui se prête au jeu de la balade. André Carpentier est devenu le portraitiste littéraire du Montréal d’aujourd’hui. Il assume pleinement son amour pour la métropole et retranscrit habilement sa géométrie rectiligne.
Perdre ou prendre son temps?
L’auteur «convoque le présent» pour mieux le faire advenir. En bon scrutateur de l’extérieur, il se promène dans les quartiers et s’aventure dans les ruelles comme dans les coulisses de la ville. Il se meut avec le simple plaisir d’habiter l’espace: «En mode flâneur, je suis, à l’égard de la marche dite de santé, dans les termes d’une totale indifférence, allant tantôt à la vitesse du lièvre, tantôt de la tortue…» Et pas question pour l’écrivain de compter ses pas!
Rendez-vous avec la rue est un pied de nez aux funambules de trottoir, ces gens qui, accrochés à leur cellulaire, s’enferment dans le virtuel. Les historiettes de Carpentier invitent au contraire à regarder droit devant soi se jouer le vivant. Chaque détail du monde vient s’ajouter au pécule de l’auteur qui déambule. Il collectionne les petits faits pour façonner une œuvre rassembleuse qui nous ressemble. Le «flâneur est un buvard» qui absorbe la vie. Mobile ou à l’arrêt, tapi dans l’ombre d’un frêne, à la recherche de moments d’urbanité, le chasseur littéraire espère qu’un instant se glissera dans le collet de sa réalité: «Aux inconnus des bancs publics, on ne demande pas de justifier leur curiosité.» Rien n’est expliqué dans cette quête du regard; seule demeure l’avidité à dévorer le temps qui passe.
Apparaissent ensuite une ribambelle de personnages performant malgré eux des saynètes citadines. La vague impression que nous avons de reconnaître cette faune donne aux rencontres un sentiment d’intemporalité. D’Outremont à Hochelaga, en passant par Saint-Michel et Le Plateau-Mont-Royal, le traditionnel bâton du marcheur se transforme ici en crayon, qui trace à sa guise les sentiers de papier de notre histoire commune.
Les sens à tout vent
Rendez-vous avec la rue est aussi un catalogue de sensations. Au cours d’une promenade, tous les sens sont aux aguets. Les saisons ont leur parfum; les heures, leur couleur. Il y a dans l’odeur du printemps naissant quelque chose de rassurant. La flaque de boue et le gazon mouillé «inaugurent l’aromathérapie du citoyen urbain comme rural». L’été évoque quant à lui une camaraderie complice avec le dehors, et possède sa gamme particulière: «Le bruit de tondeuse et l’odeur de steak grillé font partie de la définition même du week-end en période de beau temps.» Croquer dans une pomme d’automne se révèle aussi un moment précis. Le silence de l’hiver rend solennelles les pérégrinations, et le sol gelé sert de miroir au promeneur solitaire.
De plus, chaque coin de la ville recèle une empreinte olfactive qui lui est propre, faisant de l’habitué un fin connaisseur des arômes montréalais. Les effluves gastronomiques du Quartier chinois se mêlent aux «effets de lumière dans le soir brumeux». L’âpreté grise des voitures du centre-ville se confond avec «le ballet des bacs d’ordures» de Villeray. L’odeur du café de la Petite Italie se joint à la route des épices de Parc-Extension. Tout un voyage est à faire sur notre île, avec notre pif en bandoulière.
L’appel du dehors
Les lecteur·rices qui parcourront ces fragments géopoétiques ressentiront peut-être un picotement dans les mollets, voire une envie subite de sortir rêvasser dans la métropole. C’est bien normal, car errer par procuration à travers les pages du livre peut devenir un brin lassant. Quoique l’idée première de ces carnets demeure singulière et amusante, la surcharge d’anecdotes congestionne la lecture et nous laisse désireux·ses d’échapper aux stéréotypes ainsi qu’aux stigmates de chaque quartier.
Sortez maintenant! En espérant que les labyrinthes de cônes orange qui modifient actuellement «la syntaxe habituelle de la ville» ne brouillent en rien votre lecture de la cité…