Je présente souvent Yvon Rivard comme «mon maître Jedi». La formule met en lumière mon atta- chement complexe à sa pensée de la création puisque, dans le combat qui m’appartient, j’y vois une forme idéale de vie examinée qui se meut des «arbres aux livres» et qui embrasse le politique ou le philosophique sans jamais s’y résoudre. Cela me permet aussi d’indiquer que je me sais venir d’un autre côté de la force au sens où, à l’époque où je suivais ses séminaires à l’Université McGill, ce qui bouillait en moi, avec tout l’aveuglement possible de la jeunesse qui découvre l’immensité enivrante du territoire de la pensée, s’insurgeait constamment en brandissant ses Baudelaire, Nietzsche et Aquin, les Allemands, la grande forme romanesque, Sancho et autres Kundera. Rétrospectivement, je me souviens de l’infinie patience avec laquelle il accueillait mes convictions, sans jamais les ridiculiser ou les écraser, mais en leur offrant plutôt assez de résistance pour que se développe en moi un espace où puissent coexister des vérités qui s’opposent. C’est sans doute parce que je suis moi aussi une romantique et une lyrique «qui se soigne», dangereusement obsédée par la finitude et par nos raisons de vivre et d’écrire, qu’une part de moi a priori réticente s’est si profondément attachée à cette œuvre qui, au fil des ans et des tempêtes, n’a jamais cessé de l’éclairer, de l’intérieur.
C’est vraiment depuis que je suis devenue professeure de lettres et de création littéraire, et encore plus depuis que je suis tombée à la tâche, que je suis revenue à son œuvre, profondément ancrée dans son enseignement, comme à un centre de gravité à la fois esthétique, éthique et spirituel, au sens où il en va bien souvent de la vie de notre esprit que de rassembler les bouts cassés d’une existence qui tente tant bien que mal de répondre à des questions comme «qui est-ce que je veux être comme professeure de lettres et création littéraire dans l’université telle qu’elle se pratique aujourd’hui?» et «comment y arriver dans la vie et avec la vie?». En d’autres termes, comment ne pas «se tuer à l’ouvrage», comment ne pas obéir à l’aveuglante «morale de la performance», «s’endormir dans le confort et l’indifférence» ou «verser dans le cynisme»?
Ses essais sont des livres-amis et des livres-professeurs: ils découlent eux-mêmes d’une démarche de lecture-écriture, procèdent souvent par amitié ou par admiration et génèrent des constellations d’échos autour de motifs récurrents et sont ainsi fidèles à la vision de l’écrivain-chien de Thoreau: «Continue, poursuis en cercles et en cercles ta vie comme un chien autour de la chaise de son maître. Fais ce que tu aimes. Connais ton os; gruge-le, enterre-le, déterre-le, et gruge-le encore.» Même quand ils participent de polémiques ou de différends, ils ne cessent de nous accompagner avec bienveillance dans l’espace où se construit l’étoffe singulière de nos dialogues intérieurs. J’inscris fréquemment Le chemin de l’école au programme de mes cours. J’en recommande la lecture aux étudiant·es qui poursuivent aux cycles supérieurs, j’aimerais le faire lire à tous les profs de lettres et d’humanités, je rêve de pouvoir le prescrire à tous les premiers ministres et aux ministres de l’Éducation, c’est aussi le livre que je suggère aux ami·es qui, appelé·es par l’aventure de l’écriture, ne savent pas comment s’y prendre ni par où commencer. Le recueil porte une réflexion forte, incontournable, sur l’éducation, l’enseignement supérieur et l’université, dont il dénonce la «bêtise savante et marchande», et l’essai intitulé «L’expérience littéraire» condense l’essentiel de la «petite grammaire de la création» que nous proposait Yvon Rivard comme modèle. (C’est aussi la plus puissante introduction que je connaisse à Bureau de tabac de Fernando Pessoa.) Si je raconte fréquemment que j’ai mis de nombreuses années à vraiment bien comprendre et intégrer ses principes, c’est pour illustrer le caractère parfois erratique de certains cheminements en création. Mais, et pour reprendre sa première et grande règle, ça marche et «ce qui marche est bon».
Son approche, synthétisée dans Le chemin de l’école, est celle d’un écrivain-lecteur et passe d’abord par la fréquentation des grandes œuvres, celles qui nous rappellent, entre autres choses, notre «combat contre l’infini», notre néant et notre étrangeté originaires, ce qui se passe lorsqu’il ne se passe rien, les «moments of being» (Virginia Woolf), notre «capacité de recevoir des chocs» (Woolf toujours), ou encore la révélation que le monde n’est pas comme nous le pensions. «Oubliez le style, trouvez la forme», nous enjoignait-il, car sa méthode pousse à la recherche de formes et d’ordre et, ainsi, d’une harmonie et d’un équilibre dynamiques tenus entre la détresse et l’enchantement, le dionysiaque et l’apollinien, le ciel et la terre, le chez-soi et l’ailleurs. Chez Yvon Rivard, le chaos intérieur et la fulgurance des émotions et des sensations n’oblitèrent jamais l’importance de se «détacher des choses» pour trouver une forme «qui leur donne un sens» et permet à une chose de simplement succéder à une autre. À l’indispensable génie de l’enfance libre doit se substituer le recul critique qui instaure une distance entre le «moi» (porteur du désordre créatif, de la douleur de ce qui veut se dire et de ce qui naît) et l’œuvre alors soustraite à l’émotivité et au narcissisme. Le travail de création se trouve alors mis en jeu entre les pôles que représentent le non-moi, qui sans cesse menace de nous dépasser, de nous avaler, et la perte du monde et des choses par une pensée désinvestie et détachée. Son idéal, ce sera «l’enfance perdue et retrouvée», «l’aller-retour entre les choses et les mots». Son passage obligé: l’intercession du langage, induite notamment par le travail de relecture et de correction effectué par l’enseignant·e, qui, en générant une résistance entre les choses et les mots, laisse resurgir en soi l’arbre, la montagne, le fleuve ou la mer immense. L’accompagnement professoral consistera donc à dégager le germe de l’œuvre et le conflit intérieur dont elle procède. Il poussera à la nettoyer de l’inutile et des «darlings». Il amènera l’élève à travailler sur ses faiblesses, et non sur ses forces, et l’aidera à supporter l’incontournable déflation du «moi tout-puissant». Il soutiendra cet apprentissage perpétuel qui consiste à «échouer encore, échouer mieux» (Beckett). En somme, il s’agira d’initier ou de maintenir cet état, ce mouvement, cette exposition, cet atelier ouvert en soi où se répare inlassablement le monde (Ponge). Car «[p]our écrire», nous rappelle Yvon Rivard avec Blanchot, «il faut déjà écrire».
Pensé notamment à partir de Virginia Woolf, figure phare de la méditation d’Yvon Rivard, cela veut aussi dire: ne jamais se détacher des vaches et des prés où elles broutent, ne jamais oublier Mrs Brown et ses chaussures ou encore la révélation du cœur pur de Clarissa Dalloway. Écrire, donc, mais sans perdre de vue les êtres de «chair et d’os», leurs souffrances ou leur dignité – on se rappellera l’héroïsme de la gratuité de ce sans-abri qui, sans rien demander, avait entrepris de trier le recyclage que d’autres avaient négligé. Condensé dans ses deux autres grandes règles, ça donne: «oubliez le style, trouvez la forme» (regardez la lune plutôt que le doigt pointé vers la lune) et «le plus petit contient le plus grand», au sens où il s’agit de ne pas se laisser emporter par les grandes idées qui déconnectent du monde, des mains et des choses et nous laissent vulnérables, désespérés par le gouffre entre les livres, la beauté et le «réel», écrasés par la tension entre le moi et le non-moi. On ne sera donc pas étonné de trouver chez Yvon Rivard une méfiance à l’égard des disciplines et des pratiques oublieuses des émotions et de l’étonnement, dont le savoir ne repose plus que sur des «aptitudes intellectuelles» et qui ont cessé de fréquenter l’école de la gratuité, de l’humi- lité et de l’ignorance. Quand il est question de «mieux voir» pour mieux «faire voir», de conjuguer attention et étonnement, le grand danger consiste à détourner la conscience du mystère et de l’inconnu (Vadeboncoeur).
Éternelle élève en quête d’un savoir qui se joue en moi et pour moi (mais aussi, par ricochet, pour les autres), je trouve dans l’œuvre de Rivard un précieux contact avec cette part de moi-même trop souvent mise à l’écart par la vie oublieuse, sans souffle et sans relâche, ce rappel méditatif à l’essentiel: apprendre à se taire, à attendre, à recevoir; apprendre à donner, à aimer aussi en découvrant, non sans parfois éprouver toute la mesure de certains renoncements, que le désir a d’autres issues que la fusion, que les désaccords et les tensions peuvent être fertiles et qu’une vie de création et de pensée est bien souvent une histoire de temps et de mouvement. En le lisant, je redé- couvre la joie lumineuse et mystérieuse de cet état de «transition entre la privation et le trésor» (Handke) et que «c’est en moi que l’arbre croit» (Rilke) car je porte «l’espace intérieur du monde». Un barrage contre le temps et la mer infinie.
Native des Cantons-de-l’Est, Kateri Lemmens a publié un roman, deux recueils de poésie, un roman graphique, des essais, et codirigé plusieurs collectifs. Ancienne élève d’Yvon Rivard, elle est maintenant professeure de lettres et création littéraire à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).