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Se glisser dans le monde ou dans un grand livre

Se glisser dans le monde ou dans un grand livre
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Dans Le dernier chalet, le plus récent roman d’Yvon Rivard, le narrateur est installé pour l’été dans le Bas-du-Fleuve, où il médite sur ses origines, sur la mort, sur son rapport (cocassement problématique) aux lieux et à l’écriture, exposant là les tensions fécondes qui constituent le cœur battant de la pensée rivardienne. Alors que sa compagne Marguerite écrit à ses côtés dans le chalet où lui-même ne parvient pas à trouver l’espace qui lui permettrait de le faire (pas la bonne table, pas la bonne lumière, trop de fleuve, pas assez), ce narrateur exprime la tentation de céder à un étrange appel:

Ce n’est pas que je croyais pouvoir me reposer sur le peu que j’avais écrit qui avait retenu si peu de vie, mais plutôt que je m’abandonnais de plus en plus à ce vieux désir de n’être pas né que réveillait paradoxalement le fait d’écrire, désir d’être encore tout emmêlé aux éléments qu’on dit indécomposables, de ne plus pouvoir mourir si je me glissais silencieusement, dans le monde ou dans un grand livre, d’être un caillou ou un ruisseau que le temps oublie ou de regarder ma vie racontée par quelqu’un que je ne connais pas, qui se tient au-dessus ou à côté de moi, et qui a tout vu, tout entendu, tout vécu avec moi, mieux que moi, à ma place.

Que le désir d’écrire trouve son aboutissement ultime dans l’effacement d’un sujet qui rêve tantôt de retourner à l’inanimé (être un caillou, un ruisseau), tantôt de déléguer le pouvoir de raconter sa vie à un double mystérieux, tel est le paradoxe d’un absolu littéraire dont cette œuvre porte indéniablement la marque. Embrasser le monde pour s’y fondre ou se retirer dans un livre pour y lire ses propres secrets, voilà les deux faces d’un absolu romantique dont l’auteur du Dernier chalet, ce natif de la Haute-Mauricie (à qui on a reproché jadis d’être trop allemand pour être québécois), se sait l’improbable héritier. Cet héritage qui lui colle à la peau, il tente pourtant de le mettre à distance, comme il s’en expliquait lui-même quelque trente ans auparavant dans «Confession d’un romantique repentant», l’essai liminaire si marquant du recueil Le bout cassé de tous les chemins. Soutenant la tendance contraire à celle qui lui est naturelle, Yvon, en bon dialecticien, s’est en effet donné pour tâche, depuis quelques décennies déjà, de rejoindre le monde concret, le réel qui lui échapperait, comme il échapperait, selon lui, à une littérature trop enivrée d’images, à une pensée trop pleine d’elle-même, se payant de la fausse richesse des mots, dont il a appris à se méfier tel que s’en méfiait également son ami Jacques Brault.

yvon« Yvon, solaire », Deli Lester’s, Montréal, 2021 | Photographies : Studio BRW

«J’ai toujours pensé que l’art n’était rien si finalement il ne faisait pas de bien, s’il n’aidait pas.» C’est autour de cette conviction tirée des carnets d’Albert Camus que le livre Une idée simple se structure. Paru en 2010, ce recueil constitue à première vue la pièce maîtresse du tournant éthique par lequel Yvon prétend opérer la conversion de ce tropisme qui trop longtemps, pense-t-il, l’aurait fait pencher du côté des abstractions, du lointain, de l’irréel. «Porter assistance à autrui» (comme le formule Broch, fidèle compagnon rivardien, avec Woolf, Handke, Roy, Aquin et quelques autres) serait la seule tâche à laquelle devrait se mesurer une œuvre. Toute littérature se refusant à l’épreuve de la souffrance et de la brutalité de ce monde – que nous avons à charge de rendre plus vivable – serait donc nulle et non avenue. Mais qu’est-ce à dire, exactement? Comment un livre peut-il panser concrètement la souffrance d’autrui? Une littérature visant le salut du monde ne risque-t-elle pas plus que n’importe quelle autre de s’illusionner sur son pouvoir? Ou de se condamner au mutisme? Ou alors d’accoucher d’œuvres qui, cherchant à consoler, se confondraient avec ces insipidités creuses sous lesquelles nous croulons déjà? Plus encore, ces déclarations ne menacent-elles pas de nourrir un anti-intellectualisme, un pragmatisme d’«épiciers» (dixit Crémazie), dont le Québec aurait à se guérir encore bien davantage que de l’irréalité et du rêve dans lequel s’abîmaient jadis les vers de Nelligan? En un mot, n’est-on pas, au contraire, et plus que jamais, malades de trop de réel? Avec mes gros sabots de questions, vous aurez compris, sans même que je le confesse, que de mon romantisme allemand, pour ma part, je ne me guéris pas. Or, je sais qu’Yvon ne le fera jamais complètement non plus. Car se glisser dans un livre où il est question de s’oublier jusqu’à devenir caillou, fleuve, renard, ou alors cancrelat, est certainement une des manières que propose la littérature, sinon de sauver le monde, du moins de prendre soin de cette part obscure qui cherche en nous à demeurer ouverte à l’autre, au vivant, en prenant pour cela des chemins le plus souvent tortueux, paradoxaux. De ces tours et détours par lesquels la littérature parvient à se hisser à la hauteur d’une idée si simple qu’elle en est indicible, Yvon, quoi qu’il en dise, est bien le maître.

 


Frédérique Bernier a publié quelques livres tournant autour des questions de l’effacement, du dépouillement et de l’auto-engendrement dans la littérature. En 2020, elle a fait paraître Hantises qui s’est vu attribuer le Prix du Gouverneur général.

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