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Révérence pour une reine

Révérence pour une reine

Le dernier opus de Normand Chaurette est un don absolu, l’ultime acte d’une tragédie qui s’est produite sur le théâtre de notre monde littéraire.

Thématique·s
Récit

Le dernier opus de Normand Chaurette est un don absolu, l’ultime acte d’une tragédie qui s’est produite sur le théâtre de notre monde littéraire.

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Le 31 août 2022, Normand Chaurette nous a quitté·es, laissant derrière lui Tombeau, un hommage sous forme d’oraison funèbre à Marie-Claire Blais, morte près d’un an auparavant, le 30novembre 2021. D’une beauté renversante, ce texte, paru chez Leméac, est d’autant plus poignant en ce qu’il porte l’expression de l’amour d’un lecteur pour cette écriture qu’incarnait Blais, mais aussi l’amour d’un auteur, qui voyait en l’écrivaine une idole, la reine d’un âge d’or de la littérature québécoise: «Ô mon étoile à suivre! Mon phare pour mon coin de sable égaré, je n’étais pas le seul à t’appeler, à t’envier, pour tout mon être, tout le monde te plaçait au-dessus des autres […].» S’il considère qu’entrer dans un livre est chaque fois un événement, Chaurette accorde dans Tombeau autant de gravitas à la sortie de scène de Blais. 

Écrire comme transgresser

Chaurette est surtout connu pour ses œuvres dramatiques, saluées par la critique et récompensées à de nombreuses reprises: pensons à Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans (Leméac, 1981), qui a marqué le début d’une carrière prolifique, ou encore au Passage de l’Indiana (Leméac, 1996), qui a offert à l’écrivain une visibilité et une reconnaissance internationales. Il est aussi l’auteur de plusieurs romans, récits, essais et livrets d’opéra, qui attestent de son ambition et de sa créativité, lui qui cherchait, à travers ces différentes formes, un moyen de capter les éclats d’une vie animée par un désir d’écrire: «Nous sommes des tempéraments d’artistes qui bouillent. Des antennes à la recherche d’audience, nous reconnaissons des appels, nous faisons la différence entre un réflecteur et la vraie lumière.»

Chaurette, qui a publié la majorité de ses œuvres chez Leméac, y ayant été éditeur entre 1984 et 1988, fait partie d’une génération de dramaturges – avec René-Daniel Dubois et Michel Marc Bouchard – propulsés par cette maison, et qui ont redéfini la manière dont le Québec s’écrivait et se représentait. Dans Tombeau, qui retrace le chemin d’une vie s’étant déployée à l’ombre des mots des autres, ceux de Blais tout spécialement, nous entrons en contact avec le pouvoir et la portée d’une littérature lorsqu’elle chamboule et se fait transgressive. «Comme c’était voluptueux d’écrire dans les années quatre-vingt!», s’exclame Chaurette, «[n]ous n’avions pas peur d’être des bêtes immondes.»

Deux morts contre l’éternité

De ces bêtes, Blais était la plus majestueuse: «Votre violence est si âpre qu’elle en est douce aux yeux, si vraie qu’elle ne se déguise pas, sauf quand c’est lui qui veut la reproduire, et qui la défigure. […] Si vous m’aviez projeté dans des sources impérissables de douleur, je vous serais resté fidèle […].» Ralliant ainsi les émules et les fidèles, l’écrivaine était digne de tous les sacrifices, affirme Chaurette. En ce sens, il fait de son ouvrage une sépulture fabuleuse dans sa nécropole littéraire dédiée au culte de Blais: «J’entre dans un cimetière, dans une époque, dans un temple, dans une ronde, dans un wagon, dans une chambre, dans un puits, dans un parc d’absolution, dans une eau vive, dans un pré […].» Par son ton lyrique, ses phrases amples et sa composition élégiaque, Tombeau rejoint des sphères transcendantes, conjurant la mort comme une bénédiction. Invoquant Blais telle une divinité, le dramaturge célèbre les marques de son passage, une hantise qu’il veut à la fois tragique et céleste:

Si j’étais le lecteur dont tout écrivain rêve, je voudrais vos livres être mes puits, m’y abreuver en permanence, […] je verrais reculer l’océan, se pointer à bout portant l’entêtement de vivre, et la femme? Qui serait l’étoile? Qui serait ma zone incomprise? Vous seriez l’eau même.

Chaurette, qui raconte la joie de l’avoir côtoyée, de l’avoir connue «même si peu», rapportant tout au long de Tombeau différents moments de connivence dans quelques lieux légendaires, à la table de Jovette Marchessault entre autres, écrit, comme il le ferait dans la pierre, la royauté de Blais. Ce livre est en cela d’une rare puissance. Il constitue un événement littéraire parce qu’il confère à la lecture une vertu mythique, celle qui réunit les humains autour d’abîmes de violence et de beauté d’où jaillit la parole. «Vos voix se sont éteintes au milieu de vos Soifs dont nous disions tous, vous la première, qu’elles ne connaîtraient aucun point final. Ce sont de vastes livres où nous ne ferions qu’entrer», confie l’auteur à Marie-Claire Blais, à la façon d’une prière. Concevant la mort comme le règne de l’infini, Normand Chaurette, avec ce récit crépusculaire, nous fait le don d’une parcelle d’éternité.

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Normand Chaurette
Montréal, Leméac
2023, 72 p., 16.95 $