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Yvon cares

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Yvon Rivard m’a un jour confié que ce qu’il aurait réellement aimé faire, c’est devenir psy. Je lui ai répondu qu’à quinze ans, je voulais devenir écrivain. Nous avons tous les deux à la fois échoué et réussi à vivre nos vocations secrètes, car si je suis un psy qui écrit, il est, au Québec, notre plus grand écrivain de la relation. Qui d’autre aurait pu écrire Personne n’est une île? Yvon a non seulement eu une vie personnelle très riche (en amour, en amitié, avec sa fille et ses petits-enfants), il a eu une vie d’enseignant, de combattant, de mentor, d’éditeur, de passeur extraordinaire. Rarement a-t-on vu dans le milieu littéraire québécois une telle figure de transfert, pour emprunter une expression psychanalytique. J’ai osé piger dans nos échanges de courriels – la correspondance n’est qu’une de ses écritures de la relation – pour en extraire ces quelques fragments en dialogue avec soi et le monde, échantillons de son éthique qui travaille à préserver le lien entre autrui et l’infini:

Ce qui me reste à vivre, à écrire, chalet ou pas: depuis des mois je doute de pouvoir à nouveau découvrir ou approfondir quelque chose qui vaille la peine, qui puisse «porter assistance à autrui».

La mort de notre petite chatte, celle-là même que j’avais sauvée il y a deux ans alors qu’elle s’était réfugiée sous un rocher pour y attendre la mort… Toutes ces petites bêtes que nous sommes, cachées dans nos erreurs et nos blessures, attendant sans oser le demander que quelqu’un ou quelque chose nous tire de là, nous mette entre les mains «le fil tendu vers l’avenir», vers nous-mêmes dont nous nous sommes éloignés à un moment ou à un autre.

«Nous apprenons que notre vie c’est la vie des autres, que la mort des autres est notre propre mort. Car nous ne sommes que les autres, les diverses et fragiles sociétés qu’ils forment en nous, et nous cessons d’être à mesure que ces sociétés se dissolvent, à mesure que la communion dans laquelle nous vivons avec eux devient moins nombreuse et moins dense.» (Géhenno)

J’aime répéter que l’avenir du Québec et du monde est du côté de tous ces intellectuels et intellectuelles, créateurs et créatrices qui ont tout absorbé des savoirs modernes et les ont digérés, car leur engagement est envers le mouvement, non au service d’une maîtrise, d’un langage (ce «cheval de Troie du pouvoir», dis-tu), mais de la vie, de l’être qui n’existe que par les métamorphoses.

Si on comprenait que le temps littéralement est de l’argent, que plus on donne de temps à l’humain (écoles, soins, etc.), moins on dépense à le réparer, on ralentirait du coup toute la machine d’autodestruction de la planète.

Je vois ce désir de mettre fin au cycle de la violence, en assignant au désir un objet qui ne peut plus être occasion de rivalité (objet que tu appelles «le rien du tout» et que Girard appelle Dieu), ce qui ne peut se faire que par la révolution que tu définis ainsi: aimer le monde avant de le défendre, aimer le monde plutôt que de le comprendre.

yvonMontréal, 1997 | D’après une photographie d’Anne­-Marie Guérineau

Synthèse du cœur et de la tête qui fouille l’ombre sans l’épuiser, car c’est en elle que nous sommes malgré tout restés vivants.

«L’intelligence se nourrit dans les flots du sang bouillonnant. C’est principalement de là que vient ce qu’on appelle la pensée humaine; car le sang qui afflue autour du cœur est proprement la pensée.» (Empédocle)

On comprend que la psychanalyse, chez toi, tend autant, sinon davantage, à explorer le monde que le moi, et c’est pourquoi tu fais du moi non un noyau mais une enveloppe.

Plaisir de voir comment l’esprit se libère du connu, joie de découvrir une vérité encore cachée qui élargit le moi, le monde.

Qui d’autre que lui aurait pu inventer une telle phrase: «Les vrais philosophes écrivent et les vrais écrivains pensent.» Son écriture de fiction ne reste jamais seule, elle est constamment en relation avec sa pratique d’essayiste. Le créateur y est toujours aussi un lecteur.

Yvon n’a pas été mon professeur, ni mon éditeur. Comme il l’a déjà dit, je suis son frère. Il est mon frère. La psyché d’Yvon n’a pas d’âge, c’est pourquoi il circule de manière désarmante entre les générations. Grâce à lui, je n’ai plus d’âge. Je joue au golf avec Héraclite. Je vais à la plage avec Woolf. Je vis et je meurs avec Rilke dans l’Ouvert. Et puis j’offre à autrui, en l’écoutant, en l’éditant, en lui écrivant, ce hors-temps lové dans le temps. Merci, bro.

 


Nicolas Lévesque est psychologue, codirecteur littéraire des éditions Varia et essayiste. Après Phora et Ptoma, qui témoignaient de sa pratique clinique, il publiait récemment Un psy au micro, dans lequel il explore sa pratique de la parole publique.

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