Depuis bientôt un demi-siècle, Yvon Rivard travaille à une œuvre singulière et inclassable, située à l’écart des modes et des tendances, une œuvre qui trouve son unité et sa valeur dans le désir renouvelé de construire pour lui-même et pour les autres un abri, de rendre le monde plus humain. Également partagée entre le roman et l’essai (douze livres, six de chaque genre), cette œuvre atteint son équilibre dans le mouvement qui relie le travail de la pensée (l’essai) et le travail de l’imagination (le roman), alternant entre les romans qui pensent et les essais qui inventent et racontent. De livre en livre, le lecteur reconnaît une voix familière, à la fois discrète et assurée, qui fait entendre cette petite musique de la langue dont elle a le génie. La phrase de Rivard est affaire de rythme, elle part d’une formule simple qu’elle s’emploie à renverser ou dont elle brouille à dessein la ligne pour en révéler le sens inaperçu ou caché, au point que c’est le contraire de ce qu’on pensait au départ qui a soudain valeur d’évidence. «La véritable connaissance du réel, écrit-il dans Une idée simple, consiste toujours ultimement à projeter notre vie (ce que l’on sait, ce que l’on voit, ce que l’on désire) sur l’écran de la mort pour voir ce qui en reste, ce que la mort ne peut détruire, et savoir ainsi ce qu’il faut faire pour ne pas mourir complètement ni trop tôt.» On le voit, il s’agit moins de lire Yvon Rivard que de se mettre à son écoute, de méditer en sa compagnie les quelques vérités trouvées, et d’accueillir les questions que ces vérités ne manquent pas de susciter.
Au pays de la vie ordinaire, je ne connais pas d’écrivain qui assume avec autant de confiance et de naturel son idéalisme. Rivard obéit à la conviction profonde qu’il y a plus et mieux, assurément dans cette vie et peut-être dans une autre, que ce plus et ce mieux représentent la meilleure part des êtres et des choses, notre bien le plus précieux, ce à quoi la littérature ne devrait renoncer sous aucun prétexte. Et pourtant, cette meilleure part est souvent dédaignée par les intellectuels, qui la jugent trop simple ou banale, à la portée du premier venu, comme si le bonheur, la bonté, l’espoir étaient sans intérêt, ne méritaient pas d’être pensés. Or pourquoi, se demande l’écrivain, le malheur serait-il plus crédible que le bonheur? Pourquoi la fascination pour le mal devrait-elle faire oublier la question du bien? Les livres de Rivard rappellent que les idées simples sont souvent les plus difficiles à comprendre, si l’on admet avec lui que comprendre ne se réduit pas à un acte de pensée mais exige aussi une action, une mise en œuvre, que toute idée vraiment sérieuse porte à conséquence dans la réalité. Disons-le, pour Rivard, la littérature n’est pas, n’a jamais été un objet d’étude savante, non plus qu’un divertissement. C’est une expérience qui engage l’être entier, mobilise sa conscience, le place devant l’énigme de l’existence en lui enjoignant d’avoir assez de courage pour ne pas s’en détourner.
L’œuvre de Rivard est habitée par une inquiétude jamais tue: pourquoi vivre, pourquoi écrire? Comment savoir si on ne passe pas à côté de l’essentiel? Sa pensée est sans repos, en ce sens précis qu’elle résiste à l’immobilité et à l’achèvement, n’atteint jamais tout à fait ce lieu de plénitude vers lequel elle tend, est en chemin vers une forme ou une vérité qui attend d’être révélée. Chez lui, l’écriture naît de la découverte d’un écart entre le «je» et le monde, entre le «je» et sa propre vie, découverte tragique, dans la mesure où cet écart ne peut jamais être entièrement comblé, mais découverte décisive, en ce qu’elle permet de rappeler la nature contingente de l’identité et la nécessité de donner un sens à ce qui n’en a pas d’emblée. Le «je» rivardien est l’étincelle jamais affermie d’une conscience rattachée à un être né tel jour, dans telle famille, dans tel pays, qui porte tel nom, mais qui aurait très bien pu être autre que ce qu’il est. Ce n’est pas un hasard si l’écrivain rêve si souvent d’être quelqu’un d’autre, comme si l’attachement à une culture, à un territoire et à une histoire – ce qu’on appelle l’enracinement – ne devait jamais se départir du besoin d’aller voir ailleurs, de la nécessité de communier avec les apatrides et les exilés de l’intérieur, d’accueillir les pensées les plus larges et les plus ouvertes, qui permettent d’enrichir l’existence et de la libérer.
Consciente de ce qui lui manque, l’œuvre de Rivard n’accomplit pas moins ce petit miracle qui consiste à réunir par la seule force d’un «je» une communauté, à rappeler que nul ne peut penser en solitaire, que la littérature est d’abord affaire d’amour et d’amitié. On peut parler d’une véritable passion du lien, qui pousse l’écrivain à combattre ce qui divise et ce qui nie, ce qui sépare l’action de la pensée et la pensée du bonheur qui est sa fin. «Écrire, n’en déplaise à Barthes, n’est pas un verbe intransitif», remarque-t-il, convaincu que l’écriture est ce qui porte l’écrivain vers l’autre, lui permet de le connaître, de l’accueillir et le protéger. En ce sens, Rivard est par excellence l’homme du «oui», de l’affirmation et de la reconnaissance, qui construit des ponts et les répare. C’est l’idée même de séparation qui est étrangère à sa pensée, lui qui n’a jamais compris qu’on puisse rompre le lien entre un auteur et son œuvre. C’est le cas de le dire, l’œuvre d’Yvon Rivard est indissociable de sa personne, non seulement parce que c’est toujours de lui – de sa parole, de son regard, de son expérience du monde – qu’il est question dans ses livres, mais parce qu’on sent bien qu’à chaque phrase, à chaque page, c’est sa vie entière qui se joue. Son œuvre déborde d’ailleurs le cadre de ses livres: elle se rencontre dans les mémoires et les thèses qu’il a dirigés, dans les manuscrits et les scénarios qu’il a lus et annotés, dans tous ces livres qu’il aurait aimé écrire et que d’autres, collègues et amis, ont écrits pour lui, dans ces générations de femmes et d’hommes qui ont appris à penser et écrire à ses côtés et sont devenus à leur tour écrivains, professeurs, éditeurs. Aujourd’hui, c’est à elles et à eux qu’il revient de témoigner.