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Exercice de disparition

C’est à une lente perte de repères que nous convie ce recueil dont la trame narrative, à l’opposé du style clair et accessible préconisé par l’autrice, demeure volontairement elliptique.

Thématique·s
Poésie

C’est à une lente perte de repères que nous convie ce recueil dont la trame narrative, à l’opposé du style clair et accessible préconisé par l’autrice, demeure volontairement elliptique.

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On assimile au Christ la légende médiévale du lion qui, selon le célèbre Bestiaire d’Amour, de Richard de Fournival, effaçait les traces de ses pas avec sa queue pour égarer les chasseurs partis à sa recherche. À l’image du roi des animaux, Jésus aurait eu tendance à dissimuler sa nature divine et à cultiver un certain sens du mystère, comme en témoignent ses paraboles, difficiles à traduire en langage courant.

Je vois pour ma part dans cette fable une belle représentation de la poésie, à laquelle on demande souvent de préserver l’énigme qui loge au cœur de son avènement. Si le «poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves», comme le prescrivait René Char, il lui arrive aussi de n’offrir aucun indice.

L’écriture d’Anne Martine Parent est généralement limpide: la syntaxe de ses proses et de ses vers, les métaphores qu’elle emploie et l’attention qu’elle accorde aux sensations, comme une manière de nous rattacher au réel, permettent d’accéder sans difficulté à son univers. Dans son plus récent recueil, la mise en récit qui fédère les textes n’est cependant pas simple à saisir. L’horizon par hasard évoque des souvenirs et des réminiscences; l’autrice nous parle d’espaces qui ont marqué son enfance – la forêt et la mer, surtout –, mais elle se garde de nommer les lieux ou de préciser la nature des événements qui ponctuent son histoire.

Enfance sans fin

«On ne touche jamais le fond de l’enfance», écrit avec justesse la poète dans un des premiers textes de son recueil. Je serais tenté d’ajouter: on n’en revient jamais tout à fait non plus. C’est parce que cette période de la vie nous hante, nous culpabilise; celui ou celle que nous étions, ce «moi» dont nous nous éloignons inéluctablement, nous regarde toujours de haut. «Il n’y a plus de joie sans trahison», constate Anne Martine Parent; il ne reste à la longue que des «rêves amaigris».

Dans L’horizon par hasard, on nous parle d’abord de l’enfance idyllique, celle des rires et des «plaisirs [...] contenus dans la rivière le lac les arbres». Durant cet âge où «la beauté nous prend dans ses bras», «on n’a peur de rien». Au fil des poèmes, cet environnement protecteur finit par disparaître («je ne retournerai pas dans la forêt / paradis perdu / ce ne serait jamais la même lumière») sans qu’on sache pourquoi. Quelque chose se passe: le «nous» qui cohabite avec le «je» traverse des épreuves dont on ignore la teneur. Lisons par exemple ce poème en prose, inséré dans la deuxième section, «Villes de sable»:

Ça ne s’arrêtera plus maintenant. Le vent mélange les désirs et les colères. Les cris des geais bleus se perdent dans les feuillages. Couteaux pierres fusils. Nous accrochons notre survie aux branches des arbres, nos mains hésitantes et furtives construisent des abris. Nous n’avions pas prévu l’orage et ses écorchements. Nous étions verticales claires et verts frémissements.

Le pronom démonstratif «Ça», qui donne le ton au texte, me semble emblématique du style exploité. Qu’est-ce qui «ne s’arrêtera plus»? On ne le saura jamais vraiment. D’où viennent «les désirs et les colères»? Pourquoi se retrouve-t-on soudainement en mode «survie»? Anne Martine Parent fait le pari de ne pas répondre à ces questions.

Enfant de la haute mer

Ce recueil s’appuie sur une culture littéraire convaincante: on pourrait s’amuser longtemps à répertorier les allusions à d’autres auteur·rices. En lisant les dernières sections qui, dans un cadre plus maritime que forestier, évoquent une lente disparition, j’ai pensé aux personnages noyés d’Anne Hébert et de Jules Supervielle. J’ai aussi pensé à la figure tourmentée de Virginia Woolf:

Iceberg et je coule au fond de moi. Mes poumons emplis de roches je creuse les bas-fonds à la recherche d’une sortie de secours, d’une queue de sirène. J’ai de toute façon perdu mes jambes entre deux apnées.

Une belle suite de poèmes, apparentés à cette plongée introspective, concrétise, vers la fin du recueil, le processus de dissolution qui anime l’ensemble: «Nous raconterons nos vies / et nos morts / une dernière fois / avant de disparaître». Tel est le mouvement vers lequel nous entraîne cette écriture sombre et lumineuse en même temps, énigmatique et pourtant accessible. Pour peu que nous acceptions de perdre nos repères, ce livre suscite l’intérêt du début à la fin et nous invite à le relire, comme pour retrouver les traces de nos pas, qu’une queue de lion aurait effacées.

Auteur·e·s
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Anne Martine Parent
Saguenay, La Peuplade
2023, 112 p., 21.95 $