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Faire danser la réalité

Faire danser la réalité

Comment habiter le verbe, le corps, la marge, le genre? C’est la question que pose 11 brefs essais queers, un livre qui ne cherche pas à «expliciter ce qu’est læ queer, mais plutôt [ce] que c’est que […] de l’incarner».

Thématique·s
Essai

Comment habiter le verbe, le corps, la marge, le genre? C’est la question que pose 11 brefs essais queers, un livre qui ne cherche pas à «expliciter ce qu’est læ queer, mais plutôt [ce] que c’est que […] de l’incarner».

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Dirigé par Marie-Ève Kingsley, l’ouvrage s’impose comme une proposition plurielle faisant «émerger de nouveaux savoirs qui, au commencement, n’appartiennent à aucune science, des savoirs qui doivent d’abord traverser les corps pour être sus». La théorie, si elle est bien présente dans ces onze textes, reste continuellement inféodée à l’expérience.

Entre registres discursif et poétique, le recueil donne à lire des essais, au sens premier de tentatives, moins pour signaler l’aspect approximatif ou amateur de l’œuvre que pour nous rappeler qu’écrire queer, c’est produire une parole «qui resterait intentionnellement à l’état de bricolage». L’hybridité des formes explorées souligne l’importance impérieuse d’articuler l’appartenance générique trouble du livre au genre trouble de celleux qui l’écrivent, ce qui se condense dans une belle citation de Maisie-Nour Symon Henry: «je est toujours un essai, un roman et un poème».

Be Gay Do Crime

Partant du principe que «la honte est une blessure féconde pour le verbe» (Matéo Pineault), les propositions refusent d’être queer d’une manière sage et docile, acceptable et propre («Ce texte est une comédie musicale puisque notre époque encense le queer s’il est flamboyant à la télé et lui accorde son approbation s’il est absolument dissous dans la masse homogène le reste du temps», écrit Henry). Chaque essai est ainsi composé, pour reprendre les mots de Laura Doyle Péan1, d’autant de «strophes pour chaque cocktail molotov que je n’aurai pas lancé». Cette foi dans le verbe comme puissance incendiaire, mais aussi ce rapprochement entre insurrection et queerness me ramènent à l’injonction du Mary Nardini Gang: «Be Gay Do Crime». Tel que le mentionne Anne Archet, le queer se définit moins comme un être que comme un faire, et ce faire doit prendre racine dans le geste de désobéissance à l’hétérocapitalisme.

Dans le manifeste signé par Marie-Ève Kingsley, on lit que «[c]’est vertigineux d’être continuellement à la recherche de soi, sans trouver lieu d’attache». L’ouvrage s’impose alors comme cet espace, ce collectif à soi, ai-je envie de dire. Au-delà de la référence à Virginia Woolf, la formule révèle la tension entre le «je» (à soi) et ce à quoi il appartient (un collectif). Les 11 brefs essais queers évitent donc l’écueil néolibéral du chacun·e-pour-soi et du culte de l’identité-silo. Pour paraphraser Nicole Brossard, dans sa présentation de la nouvelle édition de La lettre aérienne (2022), c’est le sujet et non pas l’indi- vidu qui est le «je» de l’écriture.

S’enfanter

En lisant, je suis frappée par la résurgence, d’un texte à l’autre, de la thématique de la naissance. Entre les citations de Suzanne Jacob («Ici nous ouvrons des espaces où continuer à naître») et les références à l’accouchement de Bridget Jones, autour duquel Éric LeBlanc organise sa (délicieuse) réflexion sur le polyamour, les occurrences pleuvent: Matéo Pineault s’avoue «comme surpris de [sa] propre naissance»; Gabrielle Boulianne-Tremblay se découvre dans le miroir «plus nue qu’une naissance»; Dog Food écrit à son interlocuteur·rice qu’iel «atten[d] la bonne heure pour renaître»; Laura Doyle Péan se demande: «à force d’obséder sur une grossesse fictive / ai-je saboté mon autoengendrement?»; Zed Cédard se représente «les mains sur les tempes / à ne pas y croire / que j’avais fait ce miracle de m’enfanter»; Mégane Desrosiers est «née croche, impossible, tombée d’un cadre, d’une image embêtante qui gratte»; en dépit des efforts de l’homme blanc, Kama La Mackerel affirme que «nous avons continué à donner naissance… à nous-mêmes».

Ces allusions, qui courent d’une voix à l’autre, montrent la centralité du thème de la mise au monde – cette fois, hors d’une filiation biologique et héréditaire. Elles créent une parenté entre les essais, où ce qui s’enfante est chaque auteur·rice autant que le florilège d’une famille choisie, où s’entrelacent les subjectivités dans une chorégraphie chorale. Dans sa préface, Anne Archet stipule que «queer» est un mot qui permet «de faire danser la réalité»: ici, elle valse comme les silhouettes qui suent dans la foule des corps échappant aux injonctions du normyland, mais aussi comme une vision déformée par la densité de l’air, que la chaleur des hautes températures fait onduler.

  • 1. NDLR: trois des auteur·rices de ce collectif, Anne Archet, Laura Doyle Péan et Mégane Desrosiers, sont des collaborateur·rices de LQ.
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Collectif
Montréal, Somme toute
2023, 152 p., 19.95 $