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Les vertus heuristiques de l'anthropomorphisme

Les vertus heuristiques de l'anthropomorphisme

De manière aussi fortuite que frappante, Cheptel résonne avec l’actualité récente. Or, lorsqu’on dit que la réalité dépasse ou rejoint souvent la fiction, il est rare qu’on songe à des évasions de bovins.

Nouvelles

De manière aussi fortuite que frappante, Cheptel résonne avec l’actualité récente. Or, lorsqu’on dit que la réalité dépasse ou rejoint souvent la fiction, il est rare qu’on songe à des évasions de bovins.

Impossible, en lisant le premier recueil d’Amélie Hébert (et encore moins la nouvelle éponyme), de ne pas penser aux fameuses vaches en cavale de Saint-Sévère, en Mauricie, qui ont fait la manchette pendant quelques mois. L’anecdote, si elle possédait certes une dimension comique difficile à nier, révélait aussi la possibilité de nous interroger sur la manière dont la domestication de certaines espèces à des fins de production avait un impact sur leur capacité même à évoluer dans un monde devenu invivable par nos soins. Les bovins rebelles de Saint-Sévère étaient un symbole de révolte, d’émancipation revancharde; en même temps, on ne pouvait dissocier cette liberté de la mort menaçant ces créatures, que l’intervention humaine avait rendues inaptes à la vie sauvage. Il y avait là, en plus d’un dégoût face aux inepties de l’appareil administratif, un rappel des formes les plus violemment antispécistes du capitalisme et de la propension des humains à manufacturer leur propre condamnation. On retrouve tout ça dans les pages de Cheptel, et plus encore. Dans ce livre dédié «aux chats de [l]a vie» de l’autrice, les nouvelles se succèdent, entrecoupées de dessins au crayon à mine représentant les animaux dépeints dans les huit textes. Sur la plupart de ces œuvres, l’ours, le cheval, le loup et le chevreuil, griffonnés d’un trait naïf, nous regardent droit dans les yeux: quels comptes exigent-ils qu’on leur rende? Quelle est l’interrogation allumant leur œil?

Troupeau de textes

Ici, un écrivain déterre sa voix grâce à un jeu de pistage timide avec un chevreuil, sur le corps duquel il croit détecter les signes d’une nouvelle syntaxe; là, un chat abandonné intègre un troupeau de vaches laitières, qu’il aide à comploter contre leur sort funeste. Entre les deux, une étudiante fomente un plan pour enrayer à son échelle l’utilisation de rongeurs en laboratoire, où des loups et des chiens se font face, réunis par une ressemblance aussi forte que la ligne qui sépare leur destin est épaisse. Le mot d’ordre, semble-t-il, est la reconnaissance: non pas tellement le sentiment de gratitude face à ce que l’autre nous apporte (même s’il est bien présent dans quelques nouvelles), mais plutôt cette capacité de le voir, de l’identifier et de l’accueillir.

Tandis que chaque récit fait émerger une voix, une focalisation et un univers distincts, le recueil est remarquable pour son unité thématique qui ne confine pas non plus le propos à la redondance. En cela, d’ailleurs, l’ouvrage porte bien son titre: comme un cheptel, soit les animaux d’un troupeau de bétail appartenant à une exploitation agricole, le livre propose une collection d’individualités fortes qui sont néanmoins réunies de manière cohérente et harmonieuse.

Or, le cheptel, ce n’est pas seulement l’ensemble des bêtes rassemblées: c’est le nom que lui donne l’humain dans un contexte industriel. Le mot, rattaché à l’univers sémantique de la propriété, est à la fois réinvesti et interrogé par l’autrice, qui s’intéresse à la relation unissant l’humain au non-humain, mais aussi (et surtout) à ce qui échappe à notre compréhension.

Compagnonnages

Les textes d’Hébert, qui évitent l’écueil d’une narration niaise ou naïve du vivant (du moins, la plupart du temps), portent sur les relations entre les êtres malgré ce qu’il y a d’incommunicable, mais également grâce à ce qui persiste d’intelligibilité entre eux. «Comment l’écriture peut prendre en charge ces êtres sans parler à leur place?», demande implicitement chaque nouvelle de Cheptel. Le recueil rejoint ainsi les préoccupations des opposant·es à l’exceptionnalisme humain, tel·les que Vinciane Despret, qui stipule, dans Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019), que l’artiste doit «honorer les manières d’habiter», sans toutefois «demander aux animaux de nous édifier, [sans] les mobiliser pour trouver des solutions à nos problèmes».

L’une des grandes forces de l’œuvre d’Hébert est de ne pas occulter l’anthropomorphisme, qui de toute façon se révèle un réflexe inévitable, et d’explorer ce que peut nous faire sentir et penser ce biais cognitif. Sentir avec, penser avec: voilà ce que tente Cheptel en dépeignant l’ensemble de ces compagnonnages, pour reprendre le terme favori de la théoricienne Donna Haraway. Le geste anthropomorphique n’est plus une façon, chez Amélie Hébert, de recentrer continuellement l’humain au sein de toutes ses interactions avec le vivant: il devient la trace d’un trajet, celui parcouru par la subjectivité lorsqu’elle cherche à atteindre ce qui lui est étranger.

Auteur·e·s
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Amélie Hébert
Montréal, Triptyque
2023, 192 p., 25.95 $